Chez Lanskine, en juillet 2017, Anne Kawala n’a sorti qu’un seul poème
mais il fait 217 pages.
Ça s’appelle Au Cœur du cœur de l’écrin
et ça cause de querelles dynastiques en France et en Bretagne
au tournant des XVè et XVIè siècles.
Une précaution tout de suite :
si vous tentez d’aborder ce livre
comme n’importe quel recueil de poésie standard de 2017
c’est à dire aux chiottes en l’ouvrant à une page au pif
certes :
vous serez sans doute emporté par l’énorme beat épique de Kawala
mais :
vous risquez de vous trouver rapidement
paumé.
Précisons aussi pour les allergiques du cliché poétique :
le mot cœur dans le titre fait référence non au siège des passions
chez les auteurs de cartes de vœux pour fleuristes
mais à un muscle,
avec ses valves et ses ventricules –
celui d’Anne de Bretagne (1477-1514),
dernière duchesse du pays du chouchen avant qu’il soit rattaché au Royaume de France,
PUIS : reine des Romains, deux fois de France,
experte en grossesses multiples
et en fausses-couches royales –
cœur, après sa mort,
prélevé de sa cage thoracique et embaumé,
enfermé dans une boîte en or et en nacre – l’écrin –
histoire de dire OK, j’ai mélangé mes organes génitaux avec deux rois de France,
ce dans la plus grande légalité,
donc on a mis mes restes en la basilique de Saint-Denis,
mais mon cœur
reste en Bretagne.
A l’origine du poème,
il y a une commande institutionnelle.
Les musée Dobrée et la Maison de la poésie de Nantes avaient de la thune à mettre
pour qu’on exalte leur patrimoine – donc : Anne Kawala.
Fut invitée à écrire un poème sur un reliquaire en or,
qui contenait jadis le palpitant d’Anne de Bretagne.
(Il a fondu. Depuis.)
Anne Kawala dument payée a écrit son poème.
Mais elle a fait plus :
Elle s’est posé une question à la con.
« devant l’écrin du cœur, je suis venue vêtue de quelques
quelques, lesquelles, quelques connaissances,
devant l’écrin, mon cœur vêtu de lacunes,
quelques souvenirs, quels souvenirs médiévaux,
(…)
CM1 : période trouble, il y a châteaux-forts, guerres et croisades, on ne sait pas bien, et hoplà
5ème : ce sont barbares encore, il y a moines, arracheurs de dents, serfs, vilains, gueux, vassaux, suzerains, sorcières, misère, et hop, là,
2nde : guerres, hors châteaux hors abbayes 0 sécurité, pèsent la gabelle et l’octroi, on meurt jeune, démocratie 0, de la naissance attendons le retour, de la Renaissance attendons l’arrivée, là c’est lisible, avant, olalala, c’est le chaos
(…)
mes souvenirs imprécis me demandent :
réponds à la question qu’a suscitée cette rencontre, réponds à :
au Moyen-Âge l’église (sic) autorisait-elle la dissection ?
comment, combien en 1514 l’église s’oppose-t-elle à une main qui dans une poitrine vient le cœur cueillir pour, après l’avoir dans un bain de mercure baigné, dans un écrin d’or le ceindre ? »
(p.7)
On ne le dira jamais assez,
les questions à la con c’est le sel de la terre.
Surtout quand une question à la con en amène
immédiatement dix ou douze autres.
Par exemple :
vivait-on bien, avec un vagin
au temps d’Anne de Bretagne ?
Comment ça se fait que ladite dame, en particulier,
soit révérée en France métropolitaine
comme une championne de l’unité territoriale
et en Bretagne
comme une héroïne de la lutte pour l’indépendance ?
Et comment ça se fait, qu’à une époque où d’après ce qu’on nous enseigne à l’école les gens croyaient à la résurrection des corps,
on ait charcuté/éviscéré une dame de qualité
pour le bénéfice d’un patrimoine régional ?
Celles-là, et bien d’autres.
Chacune de ces questions a des ramifications multiples –
217 pages, on a dit.
Car on ne peut pas parler de la condition des femmes fin XVè siècle
sans parler de l’amour courtois – on ne peut pas
évoquer l’amour courtois
sans rappeler l’origine arabe de la poésie amoureuse française médiévale,
et donc, les relations entre occident chrétien et orient musulman à l’époque des croisades,
et donc les croisades,
auxquelles remonte justement l’habitude
d’éviscérer les morts prestigieux,
d’embaumer leur cœur,
et de les renvoyer par bateaux
vers leur terre d’origine.
On ne peut pas, surtout, ne pas insister sur le fait que le temps d’Anne de Bretagne,
c’est la transition entre ce que l’histoire scolaire
appelle le Moyen-Âge
et ce que l’histoire scolaire
appelle la Renaissance.
La Renaissance, vous vous souvenez ?
le moment où après des siècles d’obscurité et de superstitions,
de lèpre, de pendaisons, de peste, de gros bourrins en armure improductivement prêts à se faire couper en deux rien que pour mourir classe devant les yeux ébahis de ploucs analphabètes dormant avec leurs cochons,
l’homme occidental redécouvrit
les bienfaits du grec à l’école,
de la raison,
de l’Etat-nation et des langues nationales,
des balbutiements du capitalisme, et…
le début d’un travail de sape du statut social des femmes.
La Renaissance, vous vous souvenez ?
Pour ce qui est de la poésie,
la fin de l’idéal chevaleresque et de l’amour courtois – ce sport de l’extrême,
où les imageries de la guerre et de l’amour sont mêlées –
le pendant amoureux de l’héroïsme au combat,
dont le fin du fin est une figure particulièrement difficile,
l’assag :
« dans l’écrin du cœur, je trouve ce que je cherche
dans l’écrin du cœur, je trouve
trancher, percer, fendre, férir, rompre, crever, traire, oster, sachier, tenir
je trouve arrachement, l’arrachement du cœur ennemi, l’arrachement et le mangement, quand le cœur ami, ma mie, mon amant, ton cœur pour rejoindre le mien, c’est tranchement et écrin
Oh non, n’accomplis ta promesse de m’aimer, de peur que vienne l’oubli !
je trouve chevalerie, fin’amor et assag
je trouve du fin’amor, l’ultime épreuve, je trouve l’assag, l’essai
rien ne me fait plus envie qu’un objet qui toujours m’échappe
je trouve du fin’amor, l’ultime épreuve, je trouve l’assag, l’essai
au cœur du cœur de l’écrin, je trouve le plaisir de cet amour se détruit
quand le désir trouve son rassasiement, je trouve du fin’amor, l’ultime
épreuve, je trouve l’assag, l’essai
la tentative de la violence d’être sage
dans un lit nous nous coucherons nus
nus couchés nous ne nous toucherons
pas
au cœur du cœur de l’écrin »
(p.13)
Ça n’a l’air de rien,
mais c’est du proto-féminisme.
Parce que l’amour courtois
est une conception intellectuelle
où l’homme est dans un rapport de vassalité à la femme,
et où l’amour, idéalisé,
ne doit en aucun cas être consommé :
donc, pas de mariage. Pas de spéculation territoriale sur la craquette
de l’aristocrate femelle,
pas de maternité,
et donc pas de sujétion du corps des femmes
aux ambitions de pouvoir des mâles –
ça n’a l’air de rien, mais le moyen-âge
a vu fourmiller comme ça des tentatives des femmes de s’émanciper :
« dans l’écrin du cœur je trouve l’assag, les béguins et les béguines,
je rencontre celle qui inspira Maître Eckart je trouve Matilda
je rencontre Marguerite Porete
au cœur de l’écrin Marguerite Porete est béguine
au cœur du cœur m’en souviens le béguin
l’écrin du cœur me wikapprend la béguine
la béguine est une femme, le plus souvent célibataire ou veuve, appartenant à une communauté religieuse laïque sous une règle monastique, mais sans former de vœux perpétuels. Les béguines vivent dans de petites maisons individuelles souvent regroupées autour d’une chapelle pour former un ensemble appelé « béguinage »
au cœur du cœur j’apprends : le mouvement béguinal est apparu à Liège à la fin du XIIè siècle
j’apprends : leur naissance est due à la mort des croisés, les couvents de femmes sont pleins
j’apprends : le mouvement béguinal est le premier type de vie religieuse féminine non cloîtrée
j’apprends : le mouvement béguinal est proche des ordres mendiants
j’apprends au cœur du cœur : l’indépendance des béguines, les béguines s’autogèrent, autogèrent leurs béguinages
de Silvana Panciera je lis : C’est une sorte de démocratie avant l’heure. Il n’y a pas de mère supérieure, juste une « Grande Dame » élue pour quelques années. De même, chaque béguinage édicte ses propres règles, toujours modifiables.
de Régine Pernoud je lis : Le mouvement des béguines séduit parce qu’il propose aux femmes d’exister en n’étant ni épouse, ni moniale, affranchie de toute domination masculine,
j’apprends : elles sont influencées par la littérature courtoise
j’apprends : leur liberté les rend suspectes aux autorités ecclésiales
j’apprends : persécutées et condamnées au concile de Vienne pour fausse piété
au cœur du cœur de l’écrin : j’apprends l’exécution de Marguerite Porete
la mise à mort non : l’anéantissement de l’âme. »
(p.19)
On ne peut pas non plus – Kawala ne peut pas – ne pas rappeler
qu’il y eut au moyen-âge des femmes guerrières, chirurgiennes, pirates,
que le savoir était transmis de femme en femme pour tout ce qui concernait
l’herboristerie ou l’obstétrique –
que le passage des âges obscurs à la raison humaniste, est, dans l’histoire de la médecine,
le moment où on passe d’une médecine empirique, traditionnelle, basée sur la connaissance des plantes,
à Galien, Aristote, à la théorie des humeurs –
et accessoirement le moment où l’occident interdit aux femmes de pratiquer la médecine.
C’est à cette époque cool/éclairée qu’on commence à brûler les herboristes comme sorcières.
…
Mais il faut ici que j’ouvre
une petite parenthèse de casse-ovaires.
C’est peut-être dû à la date de parution,
juillet 2017, juste avant les festivals de poésie de l’été,
mais le bouquin comporte quelques erreurs –
le meurtre d’Olivier de Clisson attribué à Philippe IV au lieu de Philippe VI,
présence supposée de patates dans la cuisine polonaise au tournant des XVè-XVIè siècle – ce qui n’est pas grand-chose vu l’ampleur du texte.
Par contre les coquilles foisonnent :
confusion des a et des à, erreurs d’accords de participes passés,
passés simples et subjonctifs imparfaits mis les uns pour les autres, etc.,
qui ne rendent pas la lecture facile,
d’autant que le vers de Kawala est dense, houleux, mouvementé,
et qu’on parle de querelles dynastiques : ici tout le monde s’appelle Anne, Philippe,
Louis, François, Françoise, Jeanne, Charles,
Anne, Catherine, Marie, Trotula, Claude, Agnès,
un peu comme dans Cent ans de solitude de Garcia Marquez tout le monde s’appelle José Arcadio, Aureliano et Amaranta –
et tout le monde veut la Bourgogne, la Bretagne, l’héritage et la couronne.
On finit par s’y perdre un peu.
Vous me direz : c’est accessoire.
Je dirai : oui,
mais quand Kawala parle de Pouchkine
et appelle Evguénie Onéguine
Evnégie Onéguine,
ça pique
un peu les yeux.
Et c’est dommage.
Car même si ce genre d’erreurs ne nuit pas fondamentalement
au propos,
il est susceptible de transformer un certain nombre de lecteurs
en nazis de l’orthographe,
voire de les détourner
de l’objet principal de son livre.
De même, certains – j’en connais – se demanderont pourquoi, ce faisant,
Kawala se sent obligée de donner aussi systématiquement dans le répétitif/incantatoire
qui est, certes, une des marques de fabriques de l’autrice
mais qui est aussi une mode
un trait bankable pour les festivals de France et de Navarre
qui correspond à l’idée que les organisateurs
se font de la poésie.
À cette question je laisserai Kawala répondre,
si jamais elle lit cette chronique jusqu’ici.
Personnellement, j’ai tendance à penser que ça tient d’abord du riff –
on ne demande pas à Keith Richards pourquoi
il répète aussi souvent si do dièse ré dans l’intro de Satisfaction –
que Kawala a besoin d’un gros beat obsessionnel
qu’elle est de ces poètes qui ont besoin de bouger la tête
pour multiplier / confronter les sources, les dates, les chiffres,
l’anthropologie, l’économie, l’histoire des sciences et des idées,
les références en fin de volume.
Que c’est à ce prix qu’elle les mélange et qu’elle touille dans son grand chaudron-livre.
Comme la sorcière touille ses herbes.
Comme Kawala, quand elle performe,
touille les feuilles de papier A4, la scène,
le public et les sièges autour –
avec la bouche, avec les bras, les jambes, les cheveux –
touille, martèle, concasse, marave.
Et ça tombe bien : la marave, c’est son sujet.
Car au-delà de la question des femmes
de comment les femmes, de pourquoi les femmes
de comment et pourquoi le rôle et le poids des femmes dans l’histoire a été au cours des siècles minimisé, effacé, diabolisé, falsifié, nié,
traîné dans la boue, amoindri, plagié,
se pose la question de l’histoire
de comment on fait l’histoire.
On ne fait pas l’histoire quand on gagne connement, par exemple,
la bataille d’Austerlitz.
Ni quand on boute les Anglois hors la France.
Ou quand on prononce l’appel du 18 juin.
L’histoire n’est pas une succession d’événements plus ou moins liés ensemble ;
l’histoire est un discours.
Un discours orienté idéologiquement.
Un discours qui, aujourd’hui comme à l’époque,
A d’exorbitantes conséquences politiques :
« au cœur du cœur des lois, les législations sont justifiées par des légendes
au cœur du cœur des lois et des légendes, je trouve des récits où de part et d’autre la vérité n’est pas l’objet, l’enjeu »
(p.64)
On en revient à la question des questions à la con :
POURQUOI, de la primaire à la terminale,
on a entendu parler d’Ambroise Paré mais pas de Trotula de Salerne,
de Jeanne d’Arc mais pas d’Etienne Marcel,
de la guerre de cent ans mais pas des grandes jacqueries,
pourquoi, mais pourquoi donc, dans le cadre d’un service public et républicain
dont le personnel est encore majoritairement abonné à Télérama,
bienveillant et bouffeur de Quinoa,
on a entendu parler du général de Gaulle et pas d’Auguste Blanqui,
de Jean Moulin et pas de Louise Michel,
de la bataille de Marignan mais pas du massacre des Vaudois ?
Ce qui amène à une autre question :
est-ce qu’on ne ferait pas par hasard bouffer aux gosses,
de l’histoire qui serait de l’histoire
comme la pratique un Lorànt Deutsch ? Comme l’affectionne un Eric Zemmour ?
De l’histoire comme elle a été pratiquée environ de Thucydide
à juste avant Fernand Braudel,
et aujourd’hui encore dans les pages culture du Figaro et de Valeurs Actuelles ?
Un récit de propagande collectif héroïsant ? Orienté par la fondation et les valeurs d’une nation ?
D’un régime ? D’un peuple ? D’une ethnie ?
C’EST À DIRE : pas de l’histoire, mais de l’épopée ?
C’EST À DIRE : pas de la science, mais de la poésie ?
De la poésie de la pire espèce ?
De celle qui ne s’assume pas en tant que poésie ?
De la poésie fake news, communication, storytelling ?
Qui vous balance LA VÉRITÉ sans préciser d’où qu’elle cause,
pour qui, payée par qui, au bénéfice de qui ?
De la poésie qui vous infiltre le cerveau pour y implanter un mouchard
un sournois petit espion fasciste ultra-libéral racialiste,
et vous demande en plus
d’applaudir ?
Kawala fait tout le contraire.
Elle écrit :
« au cœur du cœur de l’écrin-boussole, que croire et qu’écrire
au cœur du cœur de l’écrin l’annebiguïté des Histoires me pénètre
« au cœur du cœur de l’écrin-boussole, à l’annebiguïté des Histoires
ne répond aucune vérité, toute vérité est morte
ce sont des hypothèses poétiques qui se posent »
(p.103)
C’est moi qui souligne.
Ça s’appelle de l’honnêteté intellectuelle.
Et c’est très important.
Je suis de ceux qui croient qu’un discours quel qu’il soit
doit pour être crédible faire l’exhibitionniste :
montrer ses propres limites,
ses lacunes documentaires,
la part d’intuition qu’il contient,
son caractère inévitable de pensée expérimentale.
Surtout à notre époque.
Qu’on ne doit jamais aborder l’histoire
sans montrer à partir de quels documents on la fait,
de quels partis-pris idéologiques,
de quel héritage historiographique.
Que ces choses sont à la portée du populo
comme des petits de sixième.
Parce que quelqu’un qui vous fait la poésie en prétendant vous vendre de la vérité
est nécessairement quelqu’un qui va vous niquer la gueule.
Parce qu’une histoire mal racontée,
une épopée qui ne s’assume pas,
va forcément vous tomber sur la couenne,
en bombes, tirs de kalach,
grenades de désencerclement, lois d’exception,
assignations à domicile, interdiction de réunion,
génocides, inégalités salariales, racisme d’État,
culpabilisation des chômeurs, torture légale,
esclavage.
Comme elles sont tombées sur les gueules, vulves, seins, ovaires, utérus, cerveaux,
rôle historique, droits politiques, indépendance,
statut dans la famille et dans la société,
des femmes depuis la Renaissance.
Avec son putain de R
majuscule comme une bite.