Il paraît que
certains prisonniers japonais
passaient leur captivité
à construire mentalement leur maison.
Chaque pièce y passait
était mesurée au centimètre près
et agencée selon les goûts de ses concepteurs.
Le jardin
avec ses arbres et ses fleurs
avait lui aussi une place importante
dans la construction mentale de leur univers.
Sans doute parce qu’au Japon
la forêt et la montagne
très présentes sur ses îles
y étaient pressenties comme bientôt
éliminées de la surface de leurs terres
au profit d’une urbanisation croissante
des années plus tard.
Imaginer son jardin personnel
était pour eux un moyen comme un autre
de prolonger le contact idéalisé
avec la nature qui leur manquait.
Ces Japonais racontèrent
qu’ils ressentirent une grande frustration
à leur sortie de prison :
leurs plans ne virent pas le jour
et restèrent à l’état d’échafaudage mental
longtemps gravés dans leur mémoire.
D’autres
moins nombreux ceux-ci
souffrirent – d’après les dires d’un ami plus âgé
qui avait passé une grande partie de son enfance au Vietnam –
de la liberté retrouvée.
Leurs combinaisons architecturales
et leurs agencements mobiliers
tombaient à l’eau et ne voulaient plus rien dire
à la lumière du jour.
Leurs constructions imaginaires étaient des châteaux de cartes :
ils dégringolaient au contact de la liberté.
La plupart d’entre eux regrettèrent la prison.
Le paradis domestique dont ils avaient tant rêvé
dans leur geôle de guerre
resta pour beaucoup au stade de fantasme autistique.
Certains
de ceux qui construisirent leur maison dans leur tête
se suicidèrent une fois libérés.
Le reste s’endetta sur plusieurs générations
pour accéder à la propriété
d’un malheureux appartement
à peine suffisant pour y loger
un couple et sa progéniture.
Maintenant
les petits-enfants de ces familles nipponnes
sont devenus des emmurés
prisonniers d’un autre genre :
du monde virtuel les ayant contraint
à ne plus sortir de chez eux
à tout contrôler de leur ordinateur
et à aimer à distance.
La peur de la violence urbaine
et la crainte de la solitude sont liées chez ces jeunes.
Cet Edouard Tarpani avait vécu au Vietnam avec sa famille.
Je ne l’ai pas souvent côtoyé
et pourtant ses récits m’ont longtemps impressionné.
Il parlait peu à l’époque
mais avait l’habitude d’évoquer
de temps en temps les souvenirs de son enfance à Saïgon.
Cette ville lui avait toujours manqué
disait-il.
Il n’y retourna pourtant jamais
prétextant qu’il ne voulait pas trahir sa mémoire
celle-ci devait rester intacte
la géographie était pour lui affective.
Il avait appris le cantonais avec sa nourrice chinoise
et le parlait remarquablement bien
malgré les années passées en France
sans l’avoir pratiqué
je veux dire sérieusement
dans des conversations approfondies
avec des indigènes.
Il me racontait aussi
qu’il avait été marqué par la violence
des militaires japonais à l’égard de la population civile
lorsqu’il vivait au Vietnam pendant la guerre.
Plusieurs fois
il faillit mourir à cause d’eux.
C’étaient des illuminés
et ils en voulaient aux enfants.
Certains appartenant à des familles de colons français
furent kidnappés et jamais rendus à leurs parents.