Sammy Sapin – Scute

On pense souvent qu’on a tout vu, au moins de loin, qu’on sait à peu près

comment les choses fonctionnent, qu’on a dans l’ensemble

fait à peu près le tour, quand tout à coup :

une espèce de malaise vagal

nous obstrue la conscience,

nous voile la vision, nous occulte le sentiment d’être là

où nous nous trouvons, c’est-à-dire : au milieu

d’un passage piéton, en train de traverser la rue Croizat

pour aller au boulot où nous attend

avec une impatience qu’elle ne dissimule jamais

cette vieille dame autoritaire

qui nous force

chaque soir

(soir après soir)

à lui graisser les cuisses, les mollets et les pieds

au cérat de Galien

– bien que son état cutané soit la perfection cutanée même,

surtout pour une dame

de son âge.

 

On pense souvent qu’on a tout vu, au moins de loin,

qu’on sait à peu près

comment faire

pour s’en sortir

dans les grandes largeurs,

quand tout à coup : syncope, pâmoison.

On s’étale. Quelque chose de lourd et de froid

nous roule dessus. Peut-être qu’on s’est évanoui.

Peut-être qu’on s’est fait écraser.

 

Toujours est-il : qu’on se retrouve ailleurs. Dans cet autre pays.

A l’atmosphère chaude et moite. Aux ciels superbement carmins.

Peuplé de jeunes messieurs masqués, à moustache.

Et de jeunes dames en blouson de cuir, roulant des mécaniques,

crachant dès qu’elles le peuvent

sur d’énormes scarabées

aux antennes d’or. C’est là qu’on se retrouve.

 

Et qui pour nous accueillir ?

Je vous le donne en mille.

L’homme dont on a toujours rêvé qu’il nous accueille

en pareil pays : Louis Scutenaire.

 

Un homme dont on connaît les œuvres, car on est chanceux,

mais dont on ignorait le visage, et la silhouette, et la façon qu’il a

de marcher.

 

Eh bien maintenant on sait : c’est un grand type,

pour un de sa génération.

Il est magnifiquement chauve, tout se passe comme si son crâne

n’avait jamais connu le moindre cheveu : c’est un vrai chauve,

un chauve de naissance. Il marche droit, l’œil bien

au fond de l’orbite.

 

– Moi c’est Scut, se présente-t-il.

Et nous, les yeux brillants comme des yeux

de jeune fille russe, à son premier bal, dans un roman

de Tolstoï, mettons

Natacha, les yeux donc

brillants comme des yeux de Natacha, et nous

de lui répondre

« Ah Scut, Scut, on aime beaucoup ce que vous faites,

on vous aime beaucoup, enfin votre travail, et donc vous

par la même occasion » – et l’on bafouille ainsi, maladroitement,

pendant cinq bonnes minutes

comme il arrive toujours

chaque fois qu’on rencontre

quelqu’un qui nous plaît vraiment.

 

 

– On a tellement de choses à vous demander, dit-on aussi à Scut.

 

– Par exemple pour la tomate, ajoute-t-on.

 

– La tomate ?

 

– Oui, cette histoire avec la tomate, comment ça vous est venu ?

 

– Je ne vois pas. Quelle tomate ?

 

– Quand vous dites, dans une de vos Inscriptions, j’ai toujours rêvé de faire l’amour avec une tomate ?

 

– Ce n’est pas exactement ça.

 

– Non ?

 

– Non. Ce qui se passe, c’est qu’un ami me dit : Elle fait l’amour comme une tomate. En parlant d’une femme qu’il a connue.

 

– Ah.

 

– Et ensuite, je lui dis, enfin le Scut des Inscriptions lui dit (mais c’est bien moi) : Ce doit être merveilleux. Je n’ai jamais fait l’amour avec une tomate.

 

– Ah c’est ça ! (on s’exclame). Figurez-vous que depuis,

informe-t-on Scut, depuis on ne cesse

de se poser la question : comment ce serait, quel genre

d’expérience sexuelle ce serait ? Avec une tomate.

Si la tomate était vivante, sensible.

A force d’y penser, en fait, on en vient à regretter vraiment.

De ne pas savoir.

 

Et Scut, compatissant, nous tape sur l’épaule.

 

– Je comprends ça, dit-il.

 

On se tait un moment. On a peur d’avoir trop causé.

Que va penser Scut de nous ? Il va nous prendre

pour un de ces pénibles

qui encombrent l’existence

des grands hommes

et des autres.

 

Scut se tait aussi. Il s’adosse au mur d’une maison blanche, petite,

qui sent la chaux

encore vive. Au-dessus de nous, le ciel

a tourné ocre. On perçoit

la rumeur des villes (klaxons, moteurs, bruits de voix)

comme dans tout autre ville, mais ici :

les rues sont étroites et souvent fermées

sur elles-mêmes. Pas d’éclairage municipal, ni d’affiches

publicitaires. Seulement çà et là, sur un mur : la tête

d’un mort, tracée à la va-vite.

 

On n’y tient plus. On cause :

 

– Et les autres ? Vous les voyez ?

 

– Quels autres, demande Scut, en allumant

une pipe

qu’on ne l’avait pas vue

préparer.

 

– Les autres ? Les rares ? Les autres rares ?

 

– Quels rares, demande Scut.

 

– Ceux qui sont comme vous. Perros. Hardellet.

 

– Ah, dit Scut. Ceux-là.

 

–Hardellet, continue-t-on, et Shirley Jackson, et …

 

– Oui, oui, on se voit, nous coupe Scut,

on se connaît tous, on se retrouve

quand tombe la brune, devant la baraque

de l’un ou de l’autre, on installe des chaises

dans la rue, on sirote

ensemble des jus de goyave, en s’éventant

avec des feuilles de palmes

bien larges. C’est ça qu’on fait.

 

– Et vous causez ?

 

– Bien sûr. C’est les copains. On sirote, on prend le frais du soir,

on cause.

 

– Et Walser, il vient des fois ?

 

– Des fois. Pas ces derniers temps. Je ne sais pas

ce qu’il fiche. Il bidouille. Je crois qu’il aime mieux

être tout seul.

 

Le temps nous manque. On sent bien qu’on ne va pas

pouvoir rester ici longtemps. Déjà les jeunes messieurs

masqués, moustachus, quand il passent devant nous, nous adressent des coups d’œil inquiets.

Certains tapotent de l’index sur leur poignet : comme

pour nous signifier qu’il sera bientôt

l’heure. Les jeunes dames en blouson de cuir

ne nous regardent pas, mais on sent qu’elles pourraient vite

sortir une lame. Qu’elles ne plaisanteront pas, si jamais il fallait

nous raccompagner violemment

vers la sortie.

 

Alors on pose une dernière question, celle qui nous semble

la plus indispensable : – Est-ce que vous écrivez

toujours ?

 

Et Scut part d’un bon rire cahoteux

de fumeur de pipe. – C’est donc ça, dit-il,

que nous voulions savoir ? Bien vrai ?

 

On hoche la tête avec conviction. Scut

se penche à notre oreille et murmure

quelque chose : peut-être On continue

ou alors C’est un secret ou bien encore

Ça dépend qui.

 

Mais il est

déjà l’heure : Scut disparaît. On se retrouve

à terre, allongé de tout notre long, la tête

contre une bande de passage piéton. On nous relève :

un homme avec un visage de fonctionnaire

nous assure qu’on est tombé évanoui

avant qu’il ne nous roule dessus. Si nous n’étions pas

tombé tout seul, insiste-t-il, il ne nous aurait pas

roulé dessus. On lui dit que ce n’est rien. Peu

importe. On va au travail. La vieille dame nous attend.

On lui graisse les cuisses, les mollets, les pieds. Elle est très énervée

car nous sommes en retard. On veut lui expliquer, lui raconter

ce qui nous est arrivé, mais elle

ne nous écoute pas. Si on s’était vraiment fait écraser, dit-elle,

on ne serait pas là

pour en parler.