On pense souvent qu’on a tout vu, au moins de loin, qu’on sait à peu près
comment les choses fonctionnent, qu’on a dans l’ensemble
fait à peu près le tour, quand tout à coup :
une espèce de malaise vagal
nous obstrue la conscience,
nous voile la vision, nous occulte le sentiment d’être là
où nous nous trouvons, c’est-à-dire : au milieu
d’un passage piéton, en train de traverser la rue Croizat
pour aller au boulot où nous attend
avec une impatience qu’elle ne dissimule jamais
cette vieille dame autoritaire
qui nous force
chaque soir
(soir après soir)
à lui graisser les cuisses, les mollets et les pieds
au cérat de Galien
– bien que son état cutané soit la perfection cutanée même,
surtout pour une dame
de son âge.
On pense souvent qu’on a tout vu, au moins de loin,
qu’on sait à peu près
comment faire
pour s’en sortir
dans les grandes largeurs,
quand tout à coup : syncope, pâmoison.
On s’étale. Quelque chose de lourd et de froid
nous roule dessus. Peut-être qu’on s’est évanoui.
Peut-être qu’on s’est fait écraser.
Toujours est-il : qu’on se retrouve ailleurs. Dans cet autre pays.
A l’atmosphère chaude et moite. Aux ciels superbement carmins.
Peuplé de jeunes messieurs masqués, à moustache.
Et de jeunes dames en blouson de cuir, roulant des mécaniques,
crachant dès qu’elles le peuvent
sur d’énormes scarabées
aux antennes d’or. C’est là qu’on se retrouve.
Et qui pour nous accueillir ?
Je vous le donne en mille.
L’homme dont on a toujours rêvé qu’il nous accueille
en pareil pays : Louis Scutenaire.
Un homme dont on connaît les œuvres, car on est chanceux,
mais dont on ignorait le visage, et la silhouette, et la façon qu’il a
de marcher.
Eh bien maintenant on sait : c’est un grand type,
pour un de sa génération.
Il est magnifiquement chauve, tout se passe comme si son crâne
n’avait jamais connu le moindre cheveu : c’est un vrai chauve,
un chauve de naissance. Il marche droit, l’œil bien
au fond de l’orbite.
– Moi c’est Scut, se présente-t-il.
Et nous, les yeux brillants comme des yeux
de jeune fille russe, à son premier bal, dans un roman
de Tolstoï, mettons
Natacha, les yeux donc
brillants comme des yeux de Natacha, et nous
de lui répondre
« Ah Scut, Scut, on aime beaucoup ce que vous faites,
on vous aime beaucoup, enfin votre travail, et donc vous
par la même occasion » – et l’on bafouille ainsi, maladroitement,
pendant cinq bonnes minutes
comme il arrive toujours
chaque fois qu’on rencontre
quelqu’un qui nous plaît vraiment.
– On a tellement de choses à vous demander, dit-on aussi à Scut.
– Par exemple pour la tomate, ajoute-t-on.
– La tomate ?
– Oui, cette histoire avec la tomate, comment ça vous est venu ?
– Je ne vois pas. Quelle tomate ?
– Quand vous dites, dans une de vos Inscriptions, j’ai toujours rêvé de faire l’amour avec une tomate ?
– Ce n’est pas exactement ça.
– Non ?
– Non. Ce qui se passe, c’est qu’un ami me dit : Elle fait l’amour comme une tomate. En parlant d’une femme qu’il a connue.
– Ah.
– Et ensuite, je lui dis, enfin le Scut des Inscriptions lui dit (mais c’est bien moi) : Ce doit être merveilleux. Je n’ai jamais fait l’amour avec une tomate.
– Ah c’est ça ! (on s’exclame). Figurez-vous que depuis,
informe-t-on Scut, depuis on ne cesse
de se poser la question : comment ce serait, quel genre
d’expérience sexuelle ce serait ? Avec une tomate.
Si la tomate était vivante, sensible.
A force d’y penser, en fait, on en vient à regretter vraiment.
De ne pas savoir.
Et Scut, compatissant, nous tape sur l’épaule.
– Je comprends ça, dit-il.
On se tait un moment. On a peur d’avoir trop causé.
Que va penser Scut de nous ? Il va nous prendre
pour un de ces pénibles
qui encombrent l’existence
des grands hommes
et des autres.
Scut se tait aussi. Il s’adosse au mur d’une maison blanche, petite,
qui sent la chaux
encore vive. Au-dessus de nous, le ciel
a tourné ocre. On perçoit
la rumeur des villes (klaxons, moteurs, bruits de voix)
comme dans tout autre ville, mais ici :
les rues sont étroites et souvent fermées
sur elles-mêmes. Pas d’éclairage municipal, ni d’affiches
publicitaires. Seulement çà et là, sur un mur : la tête
d’un mort, tracée à la va-vite.
On n’y tient plus. On cause :
– Et les autres ? Vous les voyez ?
– Quels autres, demande Scut, en allumant
une pipe
qu’on ne l’avait pas vue
préparer.
– Les autres ? Les rares ? Les autres rares ?
– Quels rares, demande Scut.
– Ceux qui sont comme vous. Perros. Hardellet.
– Ah, dit Scut. Ceux-là.
–Hardellet, continue-t-on, et Shirley Jackson, et …
– Oui, oui, on se voit, nous coupe Scut,
on se connaît tous, on se retrouve
quand tombe la brune, devant la baraque
de l’un ou de l’autre, on installe des chaises
dans la rue, on sirote
ensemble des jus de goyave, en s’éventant
avec des feuilles de palmes
bien larges. C’est ça qu’on fait.
– Et vous causez ?
– Bien sûr. C’est les copains. On sirote, on prend le frais du soir,
on cause.
– Et Walser, il vient des fois ?
– Des fois. Pas ces derniers temps. Je ne sais pas
ce qu’il fiche. Il bidouille. Je crois qu’il aime mieux
être tout seul.
Le temps nous manque. On sent bien qu’on ne va pas
pouvoir rester ici longtemps. Déjà les jeunes messieurs
masqués, moustachus, quand il passent devant nous, nous adressent des coups d’œil inquiets.
Certains tapotent de l’index sur leur poignet : comme
pour nous signifier qu’il sera bientôt
l’heure. Les jeunes dames en blouson de cuir
ne nous regardent pas, mais on sent qu’elles pourraient vite
sortir une lame. Qu’elles ne plaisanteront pas, si jamais il fallait
nous raccompagner violemment
vers la sortie.
Alors on pose une dernière question, celle qui nous semble
la plus indispensable : – Est-ce que vous écrivez
toujours ?
Et Scut part d’un bon rire cahoteux
de fumeur de pipe. – C’est donc ça, dit-il,
que nous voulions savoir ? Bien vrai ?
On hoche la tête avec conviction. Scut
se penche à notre oreille et murmure
quelque chose : peut-être On continue
ou alors C’est un secret ou bien encore
Ça dépend qui.
Mais il est
déjà l’heure : Scut disparaît. On se retrouve
à terre, allongé de tout notre long, la tête
contre une bande de passage piéton. On nous relève :
un homme avec un visage de fonctionnaire
nous assure qu’on est tombé évanoui
avant qu’il ne nous roule dessus. Si nous n’étions pas
tombé tout seul, insiste-t-il, il ne nous aurait pas
roulé dessus. On lui dit que ce n’est rien. Peu
importe. On va au travail. La vieille dame nous attend.
On lui graisse les cuisses, les mollets, les pieds. Elle est très énervée
car nous sommes en retard. On veut lui expliquer, lui raconter
ce qui nous est arrivé, mais elle
ne nous écoute pas. Si on s’était vraiment fait écraser, dit-elle,
on ne serait pas là
pour en parler.