Pierre Vinclair est un écrivain de type fou furieux. Pas la quarantaine et déjà à la tête d’une bibliographie d’une vingtaine de titres, poésie, romans, traductions, récits, essais. Le gars qui se lève le matin et se dit : « Tiens, je vais faire la seconde traduction intégrale du gros classique de la poésie antique chinoise, le Shijing, la première non destinée à un public de linguistes, ça fera un gros chouette bouquin de poésie folklorique, débarrassé de deux millénaires de couches d’exégèse confucianiste, et voilà. »
Le gars aussi qui vous contacte un jour par Messenger et vous demande, ainsi qu’à 48 autres poètes (liste complète en bas de cet article), un dizain sur un thème particulier (en ce qui me concerne le monde dans un milliard d’années), et écrit en même pas deux ans neuf poèmes à partir de chacun des 49 reçus, sur la fin du monde, la destruction programmée de la planète, la sixième extinction de masse. Un bon gros bouquin de 500 poèmes à lire avant de crever : La Sauvagerie, José Corti, 2020.
Va voir l’ours blanc debout sur la banquise
fondante, comme sur la rive ce pêcheur,
connaissant peut-être le nom des victimes
qu’il appâte face à la mer où flottent masse
de méduses obèses, révoltées par la concurrence
et la hausse du prix des crevettes ; de la plage
monte le son d’une musique globale, crachée
par le téléphone que tu n’oublies pas d’emporter
aussi : la dernière croisière avant la fin
du monde mérite quelques selfies.
Cette « dernière croisière avant la fin du monde » est une allusion au volume 2 de la trilogie en cinq tomes de Douglas Adams, le Guide du voyageur galactique, Le Dernier restaurant avant la fin du monde. Deux personnages, Arthur Dent et Ford Prefect, suite à un voyage dans le temps involontaire, se retrouvent sur Terre deux millions d’années avant l’arrivée de l’I-phone 6. Sur leur astronef se trouve également « un bon tiers inutile » de la population de la planète Golganfriche, assureurs, banquiers, conseillers en gestion, créatifs de pub, exilés sous un prétexte fallacieux. (Et des coiffeurs. Douglas Adams étant mort en 2001, on ne pourra pas lui demander ce qu’il avait contre les coiffeurs.) La population autochtone de la Terre, des homos erectus si je situe bien ma chronologie du poil, se fera vite exterminer par cette population parasite d’employés du tertiaire.
Dans La Sauvagerie de Vinclair, nous sommes, nous humains, précisément cette racaille d’employés du tertiaire. Et en fait d’une faible population d’hominidés, c’est toutes les espèces animales ou végétales à notre portée que nous sommes prêts à exterminer, juste pour le kif.
Puisqu’il semble impossible d’enrayer ce suicide collectif non-spéciste, Vinclair tente au moins de conserver la mémoire de ce qui est en train de disparaître. La Sauvagerie tient donc de l’herbier géant, du répertoire taxonomique, de la relecture accélérée de l’histoire de la littérature mondiale. Il est blindé de références, parodies, jeux de réécritures et de traductions (anglais et chinois). Un truc écrit pour foutre le vertige. Comme il faudrait pondre un bouquin au moins aussi gros rendre compte de toutes ces dimensions, je dirai simplement qu’ouvrir ce livre c’est s’embarquer dans une sorte d’arche de Noé, étant entendu qu’une arche en papier ne sauve personne.
Des guerres exploseront-elles comme
partent des feux de forêt, simplemen
t parce qu’il pleut des flammes sur la cime
asséchée des arbres ? comme une gren
ade quand les soldats la dégoupillen
t ? la Terre est-elle un mécanisme immense
(qu’entendez-vous par « dérèglement » ?), so
tte chaudière hurlante, locomotive ?
ou un dieu auquel les messages se
transmettent par des tablettes votive
s et des poèmes, dont les voies seraien
t impénétrables ? si je ne maîtrise
les attracteurs étranges de Loren
z pas plus que je ne connais l’exégèse
biblique, je sais au moins qu’il est im
possible de prédire à plus de tro
is jours la météo : l’avenir est un chao
s de virtualités contradictoire
s ; autant lancer au hasard des morceaux
incohérents de phrases, que de croire
décrire avec la moindre pertinence
ce qui aura lieu dans quatre-vingts an
s ! autant cogner sa tête à la fenêtre
en grommelant des versets en zaoum !
autant écrire à l’envers ! autant com
pter les vers exquis aux doigts de la main
d’un cadavre, que de lire demain
dans les lignes brouillonnes, qui sillonnent
aujourd’hui en un réseau de chemin
s que de gros camions crachotant écrasent.
Que peut y faire un gars qui écrit de la poésie, me dis-je, à part se balader avec sa femme et ses deux gamines, en leur montrant les ruines, et s’auto-reprocher sa propre impuissance ? D’ailleurs la figure-repoussoir la mieux représentée ici n’est pas celle de l’industriel, du mafieux ou du pollueur à grande échelle. C’est celle du touriste :
J’ai moins de souvenirs que si j’avais
passé au pub du port d’Aberdeen mille
ans, écoutant parler les Ecossais
entre les dents desquels coulait un file
t fumé de whisky ayant tourné dans toutes
les tourbes et ressorti plein d’histoires
pour le touriste, de saumon sauvage
offert à la mafia pétrolifère –
(…)
Touriste : le gars qui consomme tout ce qu’il voit, espace, paysages, ressources naturelles, visages, spécialités, bestioles, odeurs, dialectes. Capable de trouver sexy n’importe quelle horreur, pour peu qu’elle ait un peu de cachet historique.
Les corps brûlés par un flash nucléaire,
suivi de quoi ? des bubons sous la peau –
la pluie de sang, les cancers du cerveau –
suivis de quoi ? un poème joliment trou
ssé, parce que ton éditeur, dans le genre
touriste à Auschwitz, espère booster les
ventes ? (…)
Ça me rappelle une phrase du réalisateur germano-taré Werner Herzog, citée dans un livre d’entretiens, Manuel de survie : « Tourism is a sin ». Le tourisme est un péché, et pas seulement à cause de la pollution, l’économie destructrice, la dimension coloniale. Aussi parce que le touriste n’agit pas pour l’argent, la nourriture, la gloire, les femelles, mais parce qu’il peut se le permettre, qu’il appartient à une classe qui peut.
Contrairement à l’aventurier, il ne donne rien de lui-même en retour. Il sera debout à la fin de la catastrophe, en un seul morceau, sans une égratignure, appareil photo bandé, chaussettes dans les tongs – le poète aussi, mais lui, en plus, se permet de l’ouvrir :
Ce n’est pas la première extinction de
masse, mais la dernière fois, il n’y
avait pas de soi-disant bardes aveugles pour verser leurs
larmes de croco sur les chauve-souris, tu veux miner
le miracle, demande-t-il, qui t’a tiré de la bouse par les tifs
tirés par bonne bouffe, bouquins, blouse de toubib ?
Vers le milieu du livre, notre héros-poète-et-touriste s’offre un voyage organisé en enfer. Il y croise immanquablement une flopée de collègues poètes, aèdes, devins et pythies – toute une racaille du tertiaire, encore, qui « BOURGEOISEMENT, gouvernent le monde ». Pendant qu’ils sont occupés à déclamer, des migrants creusent les « galeries d’en bas » dudit séjour des morts – le bouquin est plein de petites remarques acides, comme ça, au détour d’un poème, sans insister.
Y a-t-il alors quelque chose à chercher du côté de l’innocence primitive, l’esprit d’enfance, tout ça ? À vous de juger :
Sur la falaise, les petits garçons
Lance-pierre à la main, ne pensent
Ni aux grands-mères dont le cerveau s’embue
D’ombre ni aux impôts que paient
Leurs vieux, ni même à la loi littoral
Frustrant les promoteurs sur le sentier côtier :
Ils veulent courir sous l’averse de grêle,
Danser au milieu des embruns,
Lancer des cailloux sur les mouettes,
Tuer les animaux, violer les filles.
J’évoquais tout à l’heure sur la grosseur du livre. J’en entends qui murmurent que je pense que c’est la taille qui compte. Ils ont raison : selon un proverbe soviétique que je cite à tout bout de champ en ce moment, à partir d’un certain moment, la quantité devient une qualité.
C’est particulièrement vrai pour un livre comme La Sauvagerie.
On ne peut pas entrer en touriste dans une jungle de poèmes aussi dense. On ne peut pas – ou ce serait dommage – lire ça en ouvrant une page au pif, dans les transports, aux chiottes, à coups de cinq minutes par jour. Il faut donner de soi-même, dégager du temps, de l’énergie. Pas mal de lecteurs et de lectrices trouveront sans doute le bouquin confus, illisible, indigeste, mais personne ne niera qu’un type qui a écrit une chose pareille en même pas deux ans est quelqu’un qui prend sacrément tout ce bordel – la poésie, le livre, la transmission – au sérieux.
Se faire chier à ce point (alors que tout est foutu) est quelque chose qui m’émeut passablement. (J’ai beaucoup de tendresse aussi pour l’auto-flagellation, mais c’est moins avouable.) Vinclair est quelque chose comme un moine-soldat, sans la foi. Il ne va pas se bercer de l’illusion que des vers sur les petits oiseaux sauveront le monde, mais est prêt à se tuer à la tâche pour que le truc existe quand même.
C’est du côté religieux que va gratter l’énormité du livre, le ressassement inlassable des mêmes thèmes. Imaginez un type échevelé, au regard de dingue, vêtu seulement d’une couverture cradingue, qui tape sur le cul d’une casserole en gueulant que le monde court à sa perte. (Message à ceusses à qui cette silhouette est familière : Hergé fait partie des nombreux auteurs que Vinclair s’amuse à citer.) Imaginez que ce type ne reste pas dans son coin de rue mais vous suive dans vos trajets quotidiens, au boulot, au kebab où vous prenez votre pause, chez vous, quand vous jouez avec vos gosses, quand vous êtes devant la télé, sous la douche, aux chiottes, dans votre femme/et sur votre mec. C’est un peu ça, La Sauvagerie.
(Ces derniers temps, je le dis par parenthèse, les évangéliste et autres témoins de Jéovah que je croise me semblent bien polis, bien fringués, bien repassés, bien gentillette leur façon d’annoncer que la fin est proche. M’est avis qu’il y a une arnaque là-dedans. Soit ils n’y croient pas tant que ça, soit ils sont bien contents de se garder le salut pour eux.)
Ce qui m’amène à deux questions fondamentales : si tout est déjà foutu, pourquoi s’emmerder ? Et : que faire, quand on est un gars ou une meuf qui écrit de la poésie, pour être autre chose qu’un touriste/consommateur/bourgeois ?
Ces deux questions sont de celles qui me foutent des insomnies, et je suis content que Vinclair s’y frotte par la face nord.
Une chose du moins me paraît à peu près sûre, et je pense que Vinclair serait d’accord : quitte à crever, à ne servir à rien, autant le faire en bande.
Parmi les 49 poètes-contributeurs qui ont y sont allés de leur petit dizain, je le précise, il y a le camarade Sapin ici présent, le camarade Brea, ainsi que, entre beaucoup d’autres, Charles-Mézence Briseul, Christophe Manon, Ivar Ch’vavar. Ce qui représente pour moi, bien humblement, une façon tardive d’accrocher mon wagon à la revue Le Jardin ouvrier, animée par ledit Ch’vavar entre 1995 et 2003, qui a eu une influence déterminante sur ce qu’on a fait, Sapin et moi, pendant quatre ans, dans REALPOETIK.
Le collectif, faire que le truc existe mais qu’il existe collectivement, c’est beaucoup pour ça qu’on se fait chier à écrire de la poésie. Pour ça qu’on cherche à rencontrer d’autres gens qui le font, qu’on passe des soirées et des soirées à picoler, à se poser des questions à cent balles sur le vers, à tailler d’autres poètes qui ne sont pas là. Qu’on va lire des trucs devant des inconnus. Et aussi, pour ça qu’on fait une revue.
Poètes contributeurs de La Sauvagerie :
Laurent Albarracin, Ivar Ch’Vavar, Christian Prigent, Christine Chia, Guillaume Artous-Bouvet, Patrick Beurard-Valdoye, Jean-Pascal Dubost, Aurélie Foglia, Joshua Ip, Jennifer Anne Champion, Florence Pazzottu Altra Voce, Dominique Quélen, Valérie Rouzeau, Thomas Vinau, Olivier Domerg, Ariane Dreyfus, Isabelle Garron, Cyril Wong, Eugène Savitzkaya, Jean-Paul Auxeméry, Clémence Vanalderweireldt, Cyril Dion, Tse Hao Guang, Alexandre Prieux, Jean-Claude Pinson, Jacques Darras, Guillaume Condello, William Cliff, A.c. Hello, Stéphane Bouquet, Fabienne Raphoz, Serge Pey, Martin Bombled, Gérard Cartier, Charles-Mézence Briseul Holopherne Longpas, Hélène Sanguinetti, Rodrigo Dela Peña Jr., Desmond Kon Zhicheng-Mingdé, Liliane Giraudon, Jacques Roubaud, Grégory Haleux, Frederic Dumond, Antoine Brea, Julia Lepère, Eric Valles, Christophe Manon, Grégoire Hadrien Damon, Sammy Sapin, Marc Cholodenko et Yves di Manno.