Sammy Sapin – Du fric et des knackis (à partir d’Argent de Christophe Hanna)

 

 

 

 

 

 

 

 

En fin de compte on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a,

me suis-je dit aussitôt après avoir fini Argent

qui est un bouquin de Christophe Hanna

paru aux éditions Amsterdam il n’y a pas très longtemps

et dans lequel Christophe Hanna pose des questions

aux gens qu’il connaît ou qu’il est amené à rencontrer

(donc surtout des poètes et des enseignants et des artistes,

mais aussi des aides-soignantes et des patrons)

concernant leur rapport à l’argent et à tout ce qui y est lié

c’est-à-dire la bouffe et les vêtements et les loyers

et la reconnaissance dans son travail et tout un faisceau

d’autres choses encore, à la fois

invisibles et déterminantes

secrètes et décisives.

 

On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, on se débrouille,

on aide ou on se fait aider par ses proches, personne

n’est tout à fait indépendant (quelque chose comme 50%

des personnes interrogées dans le livre reçoivent ou ont reçu

de l’aide de leurs parents), on trouve des arnaques, on ose

demander une augmentation ou on n’ose pas, on réduit

les frais, on mange des pâtes, on achète des vêtements

de seconde main, on vole, on truande EDF, on essaie de s’en sortir

du mieux possible, tout tient plus ou moins ensemble,

on s’acclimate aux changements économiques, on survit.

 

Même les riches survivent. Ils pourraient gagner plus.

Ils connaissent des gens qui gagnent plus. Ils se comparent

avec les gens qu’ils connaissent, et ne se trouvent pas

toujours

tout à fait

à l’abri.

 

Tout ça, on l’apprend sans l’apprendre, on le savait

sans le savoir, mais on le touche enfin du doigt

grâce à l’énorme boulot de Christophe Hanna

à la finesse extrême de son approche autobiographico-documentaire

qui s’épargne et l’investigation sociologique et l’analyse politique

pour tenter de mieux nous faire pénétrer au cœur du gras du problème,

de nous téléporter au centre de l’angle mort, pile

au milieu de ce nœud de nos vies qu’est le fric,

non pas avec des chiffres et des faits,

mais en partant d’où chacun de nous part,

toujours : de nos discours, de ce qu’on se raconte,

de ce qu’on s’imagine, des narrations qu’on se brode

pour situer notre existence et celle des autres

dans le jeu général

dans le grand mouvement

collectif.

 

 

Lisant ce bouquin, grâce au boulot de son auteur,

c’est comme si, pour une fois, à titre exceptionnel,

on nous accordait de chausser les lunettes de Superman,

pas celles qui permettent juste de voir à travers les murs, non,

l’autre paire : celle qui permet de voir tout le monde

à poil, nous-mêmes compris, et de se comparer avec des gens

dont on se doutait qu’ils existaient mais sans y croire

vraiment. Ceux qui sont beaucoup plus riches que nous.

Ceux qui sont beaucoup plus pauvres. Au lieu de voir

des individus, avec une tête, un métier, un air général

qui nous revient ou non, on découvre un prénom + un chiffre

censé correspondre au salaire mensuel,

on aura par exemple Adèle 2200, Fabien 600, Pierre 16000

et on aura surtout, derrière, l’essentiel : ce qu’ils disent

ou du moins ce qu’ils peuvent dire

du pognon

qu’ils gagnent.

De comment

ils s’en sortent.

 

Et de voir tout ce monde à poil économiquement,

ça vous fait un sacré effet, absolument non-érotique, plutôt

tue-l’amour, mais fantastique à sa façon, le vieux monde habituel

s’éclaire d’un coup différemment : c’est le même vieux monde

vu sous un jour alien, et on en vient très vite à se poser,

avec une urgence alien,

des questions que Christophe Hanna se refuse, lui, pour des raisons

qui tiennent à sa démarche, au dispositif qu’il s’est construit,

à poser, et ces questions sont les suivantes, en ce qui me concerne :

(mais peut-être, sûrement seront-elles autres pour un autre lecteur

car c’est une très grande réussite du bouquin

que de nous pousser à formuler nos propres questions

concernant cette forme de mélasse opaque particulière 

qu’on pourrait appeler

si on veut

la vie économique) 

 

 

Question 1 :  Pourquoi est-ce que tous les gens dans ce bouquin

(et aussi une grande partie des gens dans la vie)

ont l’air de considérer que les inégalités de salaire

sont fondées et acceptables ?

 

(A part Nathalie 2400. Merci d’exister, Nathalie 2400.)

 

Question  2 : Les artistes qui s’investissent dans des formes d’art

non populaires au sens le plus économique possible du terme

comme par exemple la poésie

(ne) méritent-ils (pas) de gagner leur vie avec leur art ?

Est-ce une injustice s’ils sont à l’heure actuelle

absolument obligés de trouver d’autres moyens pour

subvenir à leurs besoins primaires ? Ou bien ?

 

 

 

Questions auxquelles je tente

moi

de répondre

de la manière suivante :

 

 

 

Réponses possibles à la question 1 :

 

 

Réponse A : Les gens interrogés dans ce bouquin l’ont été

parce que Christophe Hanna a eu l’occasion à un moment donné

de les rencontrer et donc de leur poser des questions

et parce qu’ils ont accepté de répondre à ces questions

– il s’agit donc d’un panel absolument non représentatif

de la population, il y aurait un genre de biais de sélection,

les gens de ce bouquin pourraient être par exemple

moins politisés ou moins souffrir de leur condition économique

que la moyenne générale de la population, mais en vrai on en doute un max,

il y a tout de même beaucoup de gens pauvres dans ce bouquin,

même s’il s’agit bien sûr d’un certain type de gens pauvres

(des artistes, donc, pourrait-on se dire si on avait le cerveau

tourné d’une certaine façon ––> des gens qui ont choisi

d’exercer une activité a priori peu rémunératrice),

et on en doute surtout parce qu’à mon avis, une des mécaniques

les plus puissantes de ce bouquin est d’assumer pleinement

son aspect autobiographique, partiel, limité, alors

il y a des chances, m’est avis, pour que ce panel non représentatif

constitue malgré tout, à sa façon, un des meilleurs moyens de se représenter

justement

ce que vaut la thune

pour la plupart des gens.

 

Réponse B : La réponse A n’est donc pas une réponse valable, pour moi,

mais peut-être le sera-t-elle pour d’autres, c’est pour ça

que je l’ai laissée quand même, un moment j’ai hésité à faire SUPP

puis bon me suis-je dit sait-on pas trop, après tout, des fois

on dit des trucs plus malins quand on explique ce avec quoi

on est pas d’accord que dans le cas inverse, en tout cas

il me semble que les gens du bouquin sont grosso modo représentatifs des gens généraux

et que s’ils ne sont pas révoltés par les inégalités de salaire c’est principalement

parce qu’ils ne connaissent pas de meilleur moyen

que l’argent pour évaluer le travail, car l’argent a pour propriété

d’être neutre, impersonnel, quantitatif, donc objectif à sa manière

– et parce qu’ils pensent qu’on doit être récompensés

quand on travaille bien, qu’il existe quelque chose comme un mérite propre à chacun

qui doit, qui nécessite d’être distingué. L’idée qu’on puisse être récompensé

de son travail autrement que par le salaire n’est pas franchement évoquée

par les personnes du bouquin, de même façon qu’elle n’est pas franchement évoquée,

ou alors très rarement, dans la vie. Reviennent ainsi souvent dans Argent

des discours de justification des écarts de salaire, y compris s’appliquant

à des supérieurs hiérarchiques : ils ont davantage de responsabilités,

il est normal qu’ils gagnent plus. C’est l’absence d’alternative idéologique

qui me paraît expliquer ce quasi consensus : l’argent comme le travail sont si bien

insérés dans tous les ressorts de notre vie psychique et sociale,

que l’un et l’autre se valident sans cesse, réciproquement, sans qu’on puisse penser

quelque chose en-dehors de cette boucle : par exemple, sans qu’on puisse imaginer adhérer

à tout un tas de propositions politiques révolutionnaires

auxquelles personnellement je crois sans y croire,

et que j’espère sans attente :

l’abolition de l’argent

une société sans classes donc sans différence marquée de responsabilités ni de salaires

un revenu/salaire minimum non lié au travail.

 

Réponses possibles à la question 2 :

 

Réponse A : Ce qui précède nous amène, en toute logique, à la deuxième question :

car l’idée d’un revenu/salaire minimum non lié au travail

casserait peut-être l’équation impossible

à laquelle la plupart des poètes ou des écrivains qui ne tiennent pas spécialement

à satisfaire les besoins du marché mais qui

ont quand même envie de pouvoir s’acheter des fusilli

et des mini pipe rigate et des spaghettoni et des penne lisce

et d’avoir aussi du temps-pour-écrire sont confrontés :

équation qui se pose sous la forme suivante :

si a = écrivain et b= public et c= thune,

alors a fois b égale c, mais malheureusement si b = 0

on se retrouve rapidement avec a fois 0 = 0,

qu’on peut résumer en : l’écrivain sans public gagne peau de balle

ce qui ne fera sans doute pleurer personne, mais pose

cependant un problème économique et social réel.

Si l’idée d’un revenu minimum non lié au travail

permet de casser cette équation, le souci est aussi de savoir

dans quelles conditions elle le casse : s’il s’agit

d’un revenu de base tout juste suffisant pour survivre,

il est évident que ça ne saurait satisfaire ni écrivains ni personne,

puisque se maintiendrait ainsi une concurrence entre ceux qui survivent

et ceux qui travaillent, dans une sorte de version reformulée de la galère

que constitue déjà

l’existence pour ceux qui ne tiennent que grâce aux minima sociaux

VERSUS

la galère de ceux qui souffrent au boulot

pour un salaire pas non plus flamboyant.  

 

Réponse B (formée surtout d’autres questions):

 

D’un autre côté, pourrait-on se dire si on avait le cerveau

tourné d’une certaine façon, est-ce qu’il n’est pas normal, justifié

et même sain que les poètes-écrivains ne puissent vivre de leur travail

artistique que s’ils possèdent un public ? Au nom de quoi est-ce

qu’ils devraient être rémunérés pour produire des œuvres qui ne font frissonner personne,

et dont on découvrira dans cent quarante-deux ans qu’elles n’ont

jamais présenté la moindre sorte d’intérêt pour quiconque ? Est-ce que le fait

que ça ne trouve personne ne doit pas aussi être une indice ? Du type

« Camarade si ça ne marche pas il vaut mieux que tu passes à autre chose,

on peut pas tous être des artistes et tu seras plus utile à la collectivité

si tu vas à l’usine de knackis pour emballer des knackis toute la journée » ?

En d’autres termes est-ce qu’il est souhaitable pour quelque société que ce soit

y compris – imaginons – une société moins guidée par le marché que la nôtre

de soutenir la frange bizarroïde de ses travailleurs

qui aurait besoin de tout son temps pour se consacrer à une activité dont on ne sait pas

si elle présentera un jour un intérêt pour d’autres membres de la communauté ?

Est-ce qu’une telle société n’aurait pas besoin de réfléchir

à ce que vaut le travail de ces travailleurs-là, et donc de s’affronter à une question

à laquelle notre société refuse par tous les moyens de s’affronter

(notamment en faisant spectaculairement semblant d’y répondre), 

question qui est :

la question de la qualité ?

Et comment y réfléchirait-elle – comment pense-t-on la qualité, socialement ?

 

Ce qui est peut-être en fait la même question que :

comment récompense-t-on le bon travail (autrement que par l’argent) ?

 

Réponses possibles aux questions soulevées par la réponse B à la question 2

 

Réponse A :

 

A la question plus ou moins posée juste au-dessus

« doit-on ou non soutenir les travailleurs bizarres ? »

il y a évidemment une société, la société communiste-nickel-chrome

qui répond par De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins

soit, autrement dit :  « Tant que les besoins vitaux de tout le monde sont couverts

vous faites ce que voulez de votre temps libre camarade et grâce à la machinisation

générale de la production pas de soucis du temps libre vous en aurez ».

Mais ça, ce n’est pas reconnaître la qualité. C’est simplement dire :

on subvient aux besoins de n’importe qui. De toute façon. Y compris les travailleurs bizarres.

Donc la société communiste-nickel-chrome ne prend pas à bras-le-corps

le problème de la qualité. Pas vraiment. Pour ça, il faudrait qu’elle soit capable à la fois

de dire « Camarade c’est important d’emballer des knackis toute la journée,

les gens ont besoin de manger des knackis. Et les knackis, s’ils sont pas emballés,

c’est la porte ouverte à la mauvaise conservation, au pourrissement du knacki,

à la moisissure bleue tout autour de ton knacki, moisissure si amère, si infâme

que tu ne pourras pas ingérer ton knacki

même s’il est recouvert de la meilleure moutarde communiste-nickel-chrome du monde ».

Et de dire aussi : « Camarade ce que tu fais à côté, hum, de l’usine de knackis,

ces histoires de récits intimistes para-érotiques dans l’espace, hum, oui, c’est pas mal,

nous, au soviet dédié à l’art, on trouve ça pas mal. Tu devrais continuer. Tu tiens le bon bout,

camarade. On va pas te décerner un prix parce qu’on est contre les distinctions,

qui ont pour effet d’instaurer des différences entre les travailleurs, et d’en revenir

aux vieux schémas de jalousie-concurrence entre collègues, ce qui rappellerait

les heures les plus sombres de l’organisation du travail, quand les camarades, justement,

n’étaient encore que des collègues. Mais on trouve ça bien… »  

 

 

Réponse B :

 

« … Cependant on ne peut pas t’autoriser à quitter ton poste, camarade.

On a trop besoin de toi à l’usine de knackis. Même si c’est juste deux heures par jour.

(Louée soit la machinisation!). Parce qu’on estime, nous, au soviet dédié,

qu’un travailleur bizarre est avant tout un travailleur comme les autres.

Si on l’autorisait à se retirer du circuit,

vois-tu, il se retirerait aussi de nos vies. De notre monde.

Alors, il écrirait des choses qui seraient coupées de nos vies, de notre monde.

Qui n’auraient de qualité que pour lui. Qu’à ses yeux.

Et c’est cela qu’on ne peut pas autoriser. Ton détachement complet.

Je crois que tu comprends. C’est pour ton bien à toi et aux autres camarades.

Pour le bien de tout le monde.

Car la qualité, ça ne peut pas être un truc solitaire. Faut en discuter.

Faut que ça vienne de nos vies, et que ça retourne à nos vies.

Les travailleurs bizarres, si tu veux, camarade, ils font partie de l’essentiel superflu.

On peut pas s’en passer, c’est eux qui mettent de la magie dans nos chaînes d’assemblage.

On est là, on est au boulot, on a encore trois quart d’heure à faire et là,

hop, à l’autre bout, quelqu’un sympa, qui a fini, nous lit un passage d’un de tes bouquins.

Et on se marre. Si tu savais comme on se marre. On comprend pas tout, mais on se marre.

Surtout quand c’est un passage para-érotique.

Mais on aime bien aussi les passages intimistes, hein.

On est pas des bœufs non plus, faut pas croire.

Donc oui, on s’est dit, au soviet dédié, qu’on peut pas s’en passer, des travailleurs bizarres, 

mais qu’on peut pas non plus avoir des gens qui feraient que ça,

qui seraient travailleurs bizarres à plein-temps, uniquement.

Nous, au soviet dédié, on pense que les travailleurs bizarres, en fait,

ça existe pas. Ça doit pas exister.

Les travailleurs bizarres, c’est des travailleurs comme les autres.  

Sauf qu’ils font, en plus du reste, du travail bizarre.

Mais y a un truc, oui, c’est la qualité. Ça, faut en causer.

Les travailleurs bizarres sont pas seulement des gens

qui font du travail bizarre en plus du travail d’emballage des knackis.

Ils essaient de faire le meilleur travail bizarre possible.

C’est là que vient la qualité.  

Et c’est très important, la qualité.

Parce qu’on est pas juste des gens qui emballent des knackis

et qui mangent des knackis. On est aussi des gens qui se marrent.

On est pas des bœufs.  Faut pas croire.

Alors la qualité, on pense qu’il faut en causer dans les usines de knackis.

Faut en causer dans les soviets dédiés.

Faut en causer partout.

Faut s’écharper.

Faut se gueuler dessus, dire ça c’en est, ou ça c’en est pas,

et puis continuer à réfléchir dessus, et puis regueuler,

puis en causer encore, puis se fâcher avec d’autres camarades

qui sont pas d’accord avec nous sur ce que c’est, sur ce qui en est

et ce qui en est pas, puis réfléchir, puis gueuler, puis discuter,

puis réfléchir encore.

Y a que comme ça qu’on résoudra le problème.

Voilà ce qu’on pense, nous, au soviet dédié.

Est-ce que t’es d’accord avec nous, camarade ? »

 

 

Réponses possibles à la question des camarades du soviet dédié :

 

 

 

Réponse A :

 

« Oui, je suis d’accord avec vous, camarades. »

 

 

Réponse B :

 

« Oui, je suis d’accord avec vous, camarades. »