Jindra Kratochvil – Pas de golf prévu pour ce matin

 

 

C’est moi qui ai dessiné le drapeau norvégien, il y a très longtemps. J’étais assis sur un tabouret en bois un peu fragile, je regardais les saumons sautiller contre le courant du ruisseau et j’étais d’humeur indéterminée. Les alentours étaient calmes ce matin-là, neutres. Je jouais avec un petit morceau de bois de mélèze et me demandais ce que j’allais bien pouvoir faire de tout cette nature qui m’entourait. A un moment, je me suis penché en arrière pour mieux voir, car j’avais tout de même l’impression que quelque chose m’échappait. C’est là que l’idée originale m’est venue — le drapeau gris se mit à flotter dans mon esprit avec une netteté incroyable, et je fus saisi d’un sentiment de paix et d’incommensurabilité à toute épreuve.

 

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Je ne fais plus confiance aux scientifiques. Je mène mes propres recherches. A la radio souvent les experts ne sont pas d’accord, et moi non plus je ne suis pas d’accord. La nuit je regarde le ciel et me méfie des appellations étranges. Quelque chose a sans doute foiré le jour où on a appelé une étoile «KX464B». Et les cellules dans le corps, avec les organes, et tout ça, je n’ose même pas en parler. Ça a foiré complet, personne n’a rien retenu. Heureusement notre époque est pleine d’opportunités, rien n’empêche de se lancer dans la science alternative. Il y a un côté jazz fusion dedans, c’est ça qui est excitant. On peut séquencer un brocoli et se faire un flan. Les génomes des acariens inconnus sont à portée de main. Les champignons aussi. Il parait que c’est tout un univers, les fungi machin. Vous voyez ce que je veux dire, un autre univers. Un autre univers !

 

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Les maîtres du monde vivent dans un sous-marin atomique que personne n’a jamais vu. Mais ils ne savent pas qu’ils sont les maîtres du monde, ils croient qu’ils sont des passagers ordinaires d’un sous-marin atomique ordinaire. A longueur de journée ils regardent des dessins animés et se font servir des plateaux repas par des macaques spécialement dressés à cet effet. Mais enfin — comment en sont-ils venus à diriger le monde ? Et par quelle ruse le font-ils ? Hélas, plus personne ne s’en souvient. Notre mémoire est si courte, et les boutons de la télécommande sont si désespérément nombreux !

 

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J’ai été moi aussi battu par l’intelligence artificielle, il y a très longtemps et à de nombreuses reprises depuis. Cela a commencé par le jeu d’échecs, puis d’autres domaines ont pris le relais. J’ai été battu pour ainsi dire systématiquement, bien que jamais tout à fait définitivement. Elle m’a toujours laissé récupérer puis continuer à m’acharner, pour des raisons qui malheureusement m’échappent.

 

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Le monde se fait chier. Surtout la nature. Oui, la nature se fait chier plus que tout le monde, avec toute sa singularité indicible. Il n’y a qu’à mettre les pieds dans une forêt. Les arbres, pathétiques à souhait, poussent tous dans la même direction et selon un schéma inchangé depuis des lustres. Ça respire un ennui très profond. Les oiseaux se soûlent les uns les autres avec des espèces de gazouillis immondes, les insectes tournent en rond et les branches tombent par terre. Puis tout se décompose genre tout seul. Heureusement qu’il y a des humains pour mettre un peu d’animation, avec les tronçonneuses et les courses d’orientation. Tels les messies attendus depuis la nuit des temps, ils viennent pour sauver les matériaux de leur inutilité. Subitement, tout prend sens, tout est susceptible de servir à quelque chose. L’occasion pour tout un chacun de devenir enfin quelque chose de noble. Du contreplaqué, par exemple. Ou un additif alimentaire. Car, contrairement à l’humus, la créativité humaine n’a pas de limites. Il n’y a qu’à regarder le nombre de références dans un catalogue Ikea. Et surtout — au moment même où vous lisez ces lignes, de nouveaux produits sont en train de naître, des produits vraiment hallucinants sont sur le point d’être conçus ! 

 

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Finalement, ce septième mercredi de l’année n’est peut-être pas le jour le plus groove qui soit. On dirait qu’il n’y a même pas de travaux dans la rue. On imaginerait facilement quelqu’un en silence quelque part, pas forcément très loin, regarder tomber la mousse de son cappuccino Belle France. Tout en pensant à autre chose. Vaguement, sans conviction. Le petit îlot de bulles qui tourne au milieu de la tasse. Le lactosérum en poudre. E340. E551. La vie. E414. Les suggestions de présentation. Vérification faite, il y a bien des travaux dans la rue. Un peu plus loin que d’habitude, quasiment au bout de la rue. Il y a une machine, mais elle ne semble pas gêner la circulation. Et il n’y a pas vraiment de circulation.

 

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Pas de golf prévu pour ce matin. L’univers étant assez troué comme ça, il est temps de stopper ces pratiques. Adieu, la petite voiture. Le monde entier regorge de balles perdues, et ça le rend malade.

Il regorge aussi de voiturettes en panne, abandonnées ici et là au milieu des terrains redevenus de simples morceaux de paysage. A perte de vue il n’y a que des gants pour main gauche en simili cuir portant des traces de mastication par les animaux à nouveau sauvages.

Et tandis que les agents, autrefois chargés d’entretien, plantent des rangées de carottes dans l’allée principale, les derniers membres du club réalisent avec effroi que leurs cartes d’adhésion ne sont plus renouvelables.