Antoine Brea – Petite vie de Tony Duvert

 

 

Texte extrait de Petites vies d’écrivains du XXe siècle paru en 2013 chez Louise Bottu 

 

 

 Comme ils continuaient à marcher en parlant, voici, un char de feu et des chevaux de feu les séparèrent l’un de l’autre, et Elie monta au ciel dans un tourbillon. / Elisée regardait et criait : Mon père ! mon père ! Char d’Israël et sa cavalerie ! Et il ne les vit plus

2 Rois 1 : 11 – 12

 

 

Tony Duvert diminue

 

Il n’en restera qu’une fumée

 

Se revendiquant lui-même écrivain français, né dans l’infect département de la Seine, ne craignant aucunement la mort

 

Dès petit, Tony Duvert multiplie les expériences homosexuelles

Il entre au collège où il rebute par son mutisme, par ses airs glauques et compliqués, où il aurait été sodomisé pour la première fois par un professeur voulant le vacciner contre l’envie de suicide

 

Les conceptions médicales très différentes de son père l’envoient chez le psychiatre Marcel Eck, spécialiste du traitement des enfants à l’électricité

 

Temporairement soigné, Duvert rampe vers l’adolescence

 

Où sa vie sexuelle s’éveille néanmoins tout doucement à l’écriture

 

Il cochonne tout d’abord comme tout le monde quelques poèmes entre ses doigts, puis

 

En 1967, Tony Duvert passe à la pornographie violente

 

Il disparaît pour devenir Tony Dubleu

 

Dubleu par allusion aux veines, à la peau plombée sous les coups, au noyé qui cherche de l’air, à la couleur d’une barbe dans les contes si le porteur est très déterminé

 

En peu de mois il laisse filer les grands récits Paysage de minuit, Fantaisie d’un innocent, Quand mourut mon oreille

 

La critique d’emblée réceptive évoque une sorte de Sade, mais en mieux

 

Il se fait recruter comme directeur par la revue Minuit, où il exige d’avoir des relations sexuelles avec tout nouveau contributeur éventuel

 

L’opération réussit, le lectorat double, les propositions de manuscrits affluent

 

Les plus anciens littérateurs minuitistes comme Samuel Beckett, Pierre Bourdieu, Robert Pinget commencent de craindre aussi pour leur intégrité

Ils supplient Dubleu le terrible de revenir au roman ordinaire, ou de se rapprocher du Nouveau Roman, de délaisser en tout cas « la littérature ébranlée »

 

Et ça tombe bien, Duvert expérimente justement cette année-là un style plus classique, presque attique, qui lui vient de sa découverte de l’amour pour les mioches

 

Il s’est écarté de Paris et, après avoir séjourné incongrûment mais courtement à Tours, il vient de se fixer à Marrakech où il loue une demeure la plus vaste possible pour y accueillir tous ses rêves : il s’y enfume d’opium, mâche des confitures d’haschich et se croit visité de fantômes de garçons demi-pubères dépucelant devant lui leurs petits frères

 

Il n’entretient plus avec Jérome Lindon que de rares contacts épistolaires

Ce n’est pas que j’aie vraiment rien contre toi, persifle Duvert entre deux enculeries avec une apparence, mais as-tu vu ton âge ? Il n’y a que les porcs égoïstes de ton espèce pour s’imaginer vivre aussi longtemps

 

Jusqu’ici tout va mal

 

Dans un éclair lucide, Duvert se rend compte qu’à Paris, les mites qui se nourrissent au manteau de la littérature, l’oublient ; il s’invente alors un double – René l’Exécrable – qu’il envoie mastiquer bruyamment dans les dîners en ville, et fracasser quelques déclarations dans les journaux

 

Il élucubre de curieuses théories ; il préconise, pour leur fouetter le sang, de persécuter toujours un peu les homosexuels, car ils s’oublient et s’embourgeoisent si on les libère

 

La fin des haricots est presque cuite pour Duvert

 

Après 1980, la D.S. T. s’occupe du cas et lui susurre dans le trou de l’oreille quelques mots dont on ne sait pas tout – peut-être des paroles décourageantes de sa mère à propos de ce qui fait la matière vive de sa littérature

 

Les services spéciaux déclenchent en tout cas le début de sa mort

 

Il se retire cette fois à Thoré-la-Rochette et coule les pires années reclus dans ses ouvrages, qu’il ressasse sans fin, la nuit, les hurlant comme une bête paranoïaque, en arrachant une à une les pages qu’il roule en boule et avale

 

On passe maintenant à Tony Dupâle

C’est à peine si le pauvre homme peut s’offrir encore une livraison de ces revues pédopornographiques qu’il faut faire venir d’un pays du Nord, car l’argent manque, les temps sont durs, les facteurs sont prévenus

 

Au bout de la vie, malgré son extrême patience, Duvert meurt

 

Comme pour Elie, un char de feu et des chevaux de feu séparent l’âme de la chair, et l’esprit de Duvert monte au ciel dans un tourbillon

Les voisins se plaignent que ça schlingue

 

S’agissant des causes du décès, une autopsie les garantira naturelles : anémie alimentaire et cru défaut d’amour

 

On relève le corps au beau milieu d’un capharnaüm : casseroles servant de pots de nuit, moteur détaché d’une tondeuse à herbe, cassettes « spécialisées » sans nombre, pyramides de bouteilles de Pschitt