Texte extrait de Petites vies d’écrivains du XXe siècle paru en 2013 chez Louise Bottu
Comme ils continuaient à marcher en parlant, voici, un char de feu et des chevaux de feu les séparèrent l’un de l’autre, et Elie monta au ciel dans un tourbillon. / Elisée regardait et criait : Mon père ! mon père ! Char d’Israël et sa cavalerie ! Et il ne les vit plus
2 Rois 1 : 11 – 12
Tony Duvert diminue
Il n’en restera qu’une fumée
Se revendiquant lui-même écrivain français, né dans l’infect département de la Seine, ne craignant aucunement la mort
Dès petit, Tony Duvert multiplie les expériences homosexuelles
Il entre au collège où il rebute par son mutisme, par ses airs glauques et compliqués, où il aurait été sodomisé pour la première fois par un professeur voulant le vacciner contre l’envie de suicide
Les conceptions médicales très différentes de son père l’envoient chez le psychiatre Marcel Eck, spécialiste du traitement des enfants à l’électricité
Temporairement soigné, Duvert rampe vers l’adolescence
Où sa vie sexuelle s’éveille néanmoins tout doucement à l’écriture
Il cochonne tout d’abord comme tout le monde quelques poèmes entre ses doigts, puis
En 1967, Tony Duvert passe à la pornographie violente
Il disparaît pour devenir Tony Dubleu
Dubleu par allusion aux veines, à la peau plombée sous les coups, au noyé qui cherche de l’air, à la couleur d’une barbe dans les contes si le porteur est très déterminé
En peu de mois il laisse filer les grands récits Paysage de minuit, Fantaisie d’un innocent, Quand mourut mon oreille
La critique d’emblée réceptive évoque une sorte de Sade, mais en mieux
Il se fait recruter comme directeur par la revue Minuit, où il exige d’avoir des relations sexuelles avec tout nouveau contributeur éventuel
L’opération réussit, le lectorat double, les propositions de manuscrits affluent
Les plus anciens littérateurs minuitistes comme Samuel Beckett, Pierre Bourdieu, Robert Pinget commencent de craindre aussi pour leur intégrité
Ils supplient Dubleu le terrible de revenir au roman ordinaire, ou de se rapprocher du Nouveau Roman, de délaisser en tout cas « la littérature ébranlée »
Et ça tombe bien, Duvert expérimente justement cette année-là un style plus classique, presque attique, qui lui vient de sa découverte de l’amour pour les mioches
Il s’est écarté de Paris et, après avoir séjourné incongrûment mais courtement à Tours, il vient de se fixer à Marrakech où il loue une demeure la plus vaste possible pour y accueillir tous ses rêves : il s’y enfume d’opium, mâche des confitures d’haschich et se croit visité de fantômes de garçons demi-pubères dépucelant devant lui leurs petits frères
Il n’entretient plus avec Jérome Lindon que de rares contacts épistolaires
Ce n’est pas que j’aie vraiment rien contre toi, persifle Duvert entre deux enculeries avec une apparence, mais as-tu vu ton âge ? Il n’y a que les porcs égoïstes de ton espèce pour s’imaginer vivre aussi longtemps
Jusqu’ici tout va mal
Dans un éclair lucide, Duvert se rend compte qu’à Paris, les mites qui se nourrissent au manteau de la littérature, l’oublient ; il s’invente alors un double – René l’Exécrable – qu’il envoie mastiquer bruyamment dans les dîners en ville, et fracasser quelques déclarations dans les journaux
Il élucubre de curieuses théories ; il préconise, pour leur fouetter le sang, de persécuter toujours un peu les homosexuels, car ils s’oublient et s’embourgeoisent si on les libère
La fin des haricots est presque cuite pour Duvert
Après 1980, la D.S. T. s’occupe du cas et lui susurre dans le trou de l’oreille quelques mots dont on ne sait pas tout – peut-être des paroles décourageantes de sa mère à propos de ce qui fait la matière vive de sa littérature
Les services spéciaux déclenchent en tout cas le début de sa mort
Il se retire cette fois à Thoré-la-Rochette et coule les pires années reclus dans ses ouvrages, qu’il ressasse sans fin, la nuit, les hurlant comme une bête paranoïaque, en arrachant une à une les pages qu’il roule en boule et avale
On passe maintenant à Tony Dupâle
C’est à peine si le pauvre homme peut s’offrir encore une livraison de ces revues pédopornographiques qu’il faut faire venir d’un pays du Nord, car l’argent manque, les temps sont durs, les facteurs sont prévenus
Au bout de la vie, malgré son extrême patience, Duvert meurt
Comme pour Elie, un char de feu et des chevaux de feu séparent l’âme de la chair, et l’esprit de Duvert monte au ciel dans un tourbillon
Les voisins se plaignent que ça schlingue
S’agissant des causes du décès, une autopsie les garantira naturelles : anémie alimentaire et cru défaut d’amour
On relève le corps au beau milieu d’un capharnaüm : casseroles servant de pots de nuit, moteur détaché d’une tondeuse à herbe, cassettes « spécialisées » sans nombre, pyramides de bouteilles de Pschitt