Sabrina Hamdaoui – Ce qu’on trouve à la MLIS de Villeurbanne

 

 

 

J’ai découvert José Donoso à la MLIS de Villeurbanne : c’est la bibliothèque la plus proche de chez moi, les initiales signifient Maison du Livre, de l’Image et du Son. Seuls les vrais Villeurbannais le savent, connaissent la signification, les autres disent simplement MLIS, sans savoir de quoi ils parlent. En plus d’être à côté de chez moi (c’est une sacrée chance) la MLIS est la meilleure bibliothèque de Lyon, ça tout le monde le sait, même les Lyonnais le savent et souvent d’ailleurs des Lyonnais se présentent à la MLIS en essayant de se faire passer pour des Villeurbannais afin d’y accéder moins cher mais en deux ou trois questions adroites généralement les bibliothécaires les démasquent et les forcent à payer plein pot au lieu du tarif très réduit auquel les Villeurbannais ont droit de plein droit ; ce qui constitue une belle leçon de choses et d’existence pour les Lyonnais, je trouve : non tout ne vous est pas dû, non vous n’êtes plus les rois de la soie, de l’imprimerie, de que sais-je, le monde a changé, l’olympique lyonnais ne gagne plus rien, vous êtes obligés de venir à Villeurbanne pour trouver ce documentaire introuvable sur le travail social et l’éducation populaire dans les années soixante-quatorze, soixante-quinze, vous êtes obligés de prendre le métro, ah ! – d’y respirer des effluves de sueur de peuple, de venir jusqu’à chez nous, de sortir de chez vous pour une fois et de raquer votre carte d’emprunteur rubis sur l’ongle, tout n’est pas toujours facile, voilà la leçon, tout n’est pas toujours facile, disponible, à portée de main.

 

Donc personne ne m’avait parlé de Donoso, ni un mort ni un vivant, en général ce sont les morts qui me donnent des conseils de lecture, les morts sont de meilleur conseil, je lis un bouquin d’un mort qui parle d’un autre bouquin d’un autre mort qui parle d’un auteur mort que je ne connaissais pas, les livres des morts finissent par former des chemins, comme des petites allées de cimetière gravillonnées et ces allées vont de l’une à l’autre et dessinent comme des motifs qui sont comme des cartes qu’on peut suivre un moment ou laisser de côté pour y revenir plus tard et au fil des lectures on finit par savoir plus ou moins où on va, à quels morts on peut faire confiance, on est guidée presque par une espèce de boussole macabre qu’on pourrait appeler la boussole macabre et lugubre de la lecture, du moins c’est ainsi que je vois le truc. C’est à cause du titre que je me suis intéressée à Donoso, L’obscène oiseau de nuit, je me suis dit « c’est pas possible d’être aussi kitsch et prétentieux, il doit y avoir quelque chose, quelque chose d’autre », alors j’ai emprunté son livre, comme ça, au hasard de la MLIS. Est-ce que j’ai été déçue ou pas déçue, ce n’est pas la question, vu que je ne m’attendais à rien. Mais j’ai compris que l’auteur, Donoso, attendait de moi que je sois choquée, pas scandalisée complet mais choquée, tourneboulée, et ça m’a rappelé un de mes profs de lycée, je ne sais plus de quelle matière mais probablement le français qui nous avait montré un film de Buñuel en nous expliquant que c’était choquant mais il avait arrêté l’image juste avant que le rasoir ne découpe l’œil sur la VHS (plus tard j’ai vu l’œil découpé et ça ne m’a pas choquée ni tourneboulée, on voit que c’est faux, et si c’était vrai, un vrai œil coupé pour de vrai, un snuff movie de découpage d’œil, ce qui est peut-être l’horizon de ce genre de films, dans ce cas-là précis ce serait juste immonde, stupidement immonde et puis voilà-voilà).

 

Donc personne ne m’avait parlé de Donoso, mais je l’ai quand même lu et c’était assez épatant dans l’ambition et en même temps assez systématiquement raté, même si qui suis-je pour dire que, surtout raté à cause de cette histoire de choc, de volonté de choc, comme chez Buñuel, on sent bien que les gars veulent choquer mais on ne se sent jamais soimême la-personne-visée, celle qui devrait être choquée, on se demande si cette personne a existé (réellement), il y a sûrement des gens qui se sont dits choqués, se sont sentis choqués par ces histoires impossibles et tortueuses de monstres et de gens sans bras sans jambes sans rien, mais choqués vraiment ? je veux dire choqués au point d’être remis en cause, dans sa vie, je veux dire choqués et donc pire, bien pire que choqués : troublés profondément ? – je ne crois pas.

 

Donc personne, etc., mais je l’ai lu son livre et j’ai été assez indifférente, pourtant il y a des choses folles là-dedans, notamment ce narrateur qui un coup est un homme et l’autre coup est un autre homme puis un troisième puis le masque que porte l’un des hommes puis le narrateur est un sac (ou le narrateur est coincé dans la peau d’un sac) puis quoi encore, un monstre, une femme, une maison, ce qu’on veut, et ce qui est beau parfois c’est techniquement, comme les personnages changent par exemple parfois dans un dialogue, au beau milieu, on croit que c’est un personnage qui va parler, donc on attend une nouvelle réplique de ce personnage, et là qui c’est qui réplique ? bim, un autre personnage, pas celui qu’il fallait et qui a pris la place de l’autre mais ça fonctionne, l’illusion marche, on est un peu épatée, on se dit que c’est quand même fort, ces histoires de personnages interchangés mais ça ne nous fait rien de bien profond, ça ne nous choque pas bien que ce soit quand même fort et après tout qui sommes-nous pour dire que –pas grand-chose.

 

Puis il y a aussi beaucoup d’humour d’une sorte assez sombre et aussi d’autres choses très belles que je ne résiste pas au plaisir de vous répéter, par exemple : la masse vibrante de ses grosses cuisses (– là ça me fait penser à moi parfois) ; les visages noduleux, les vieilles à la voix molle comme des moutons de poussière (– là on imagine bien les vieilles) ; des années de récolte misérables, de chaleur et de sécheresse, d’animaux empoisonnés et d’enfants mort-nés ou avec une main à six doigts (– là on pense à ces années) ; au long d’avenues intolérables  (– car bien sûr il y a des avenues qui sont intolérables, il y en a toujours eues mais on le sait maintenant, on le sait pour sûr, on le voit) ;  ces mômes de maintenant tombent enceintes rien qu’à flairer une paire de pantalons (– là c’est l’humour du village, l’humour rustique) ; les mains rudes et verruqueuses (– là c’est les mains rustiques) le sexe mou comme une manche sans bras (– là humour aussi de la campagne, on voit bien la manche vide, flagada, humour de la campagne), les filles à extrémités de pingouin, le Dr Azula avec son œil brillant de satisfaction presque au milieu du front (– là c’est le début du défilé des horreurs mais il y en a des vraiment bien, d’horreurs, de joliment trouvées).

 

Et puis il y a ces super disputes entre un monstre et une monstresse, la monstresse reprochant au monstre ses infidélités, notamment avec d’énormes dames qui se trouvent dans le manoir/château où tous les monstres sont rassemblés et qu’on appelle les plus grosses femmes du monde parce que c’est leur métier, la monstresse reproche au monstre de lui préférer ses siestes, ses whisky, ses passades avec la première plus grosse femme du monde venue (c’est l’auteur qui souligne malheureusement), là on se marre franchement, on rit noir, c’est très bon cette histoire de plus grosse femme du monde venue, on trouve ça formidable, notre maquillage en fond presque, pourtant je n’aime pas l’humour sur les grosses d’habitude, sûrement parce que je suis grosse moi-même, étant donné que je mesure un mètre soixante-six pour soixante-douze kilos (avec des variantes) et aussi parce que c’est tellement facile de se moquer des grosses, c’est tellement facile que ça en devient triste, on en pleurerait.

 

Pour conclure enfin je dirais que je ne suis pas malheureuse d’avoir emprunté ce livre de Donoso, je suis pas sûre d’en emprunter d’autres, je ne suis pas malheureuse mais je ne suis pas heureuse non plus, je préfère lire d’autres livres.