Emile Puyg – La bistouille

 

 

 

Sapin et Damon viennent me voir à l’hôpital.

Je tenais à en parler, et même à commencer par ça,

car j’ai dit (autrefois) beaucoup de mal d’eux, j’ai dit que Sapin

me piquait mon tabac, que Damon me piquait mes livres,

que tous deux me taxaient

du pognon et des boîtes de conserve

pour nourrir leur famille. Je l’ai dit, et c’était vrai, mais je veux

que vous mettiez tout ça en regard du fait

qu’ils viennent me voir à l’hôpital. Régulièrement.

 

Ils ont pas mal de défauts,

par exemple ils sont bornés, obtus,

ils ne paient pas leurs auteurs et ils entretiennent

une croyance malsaine dans les vertus du réalisme socialiste

(considéré, je les cite, « comme une tendance contre-post-moderne

valable et productive

sous un régime uberlibéral »), oui,

ils ont tous ces défauts,

mais ils sont fidèles.

 

Ils me sont fidèles. Sapin et Damon sont pour moi

comme deux petites femmes fidèles.  Je tenais à le dire

et c’est dit.

 

Alors voilà : Sapin et Damon sont dans ma chambre d’hôpital

et s’affairent autour de moi comme deux petites femmes fidèles,

qui me redressant le lit, qui me rajustant le coussin, qui me tirant le drap

sur les pieds, qui me proposant de me masser les mollets, etc.,

je vous en passe, ne voulant pas révéler toute l’étendue

de leur flagornerie.

 

Ils tiennent à moi.

 

Peut-être moins à moi en tant qu’homme, en tant que Puyg,

en tant qu’homme-Puyg,

qu’à moi en tant que machine à écrire. Car qui leur écrira

les masses critiques de leur revue REALPOETIK

quand je serai parti ?

 

Personne*. Voilà le drame. Et pourtant c’est la vie, leur dis-je.

(Car il faut tout leur expliquer.)

La vie est ainsi faite.

La vie est une lente, inexorable dégradation.

On naît, on fait ses dents, on couche avec une fille, on perd sa mère,

puis on se retrouve dans une chambre blanche qui sera notre dernière

chambre. Voilà la vie, leur dis-je. Tout s’effrite.

 

C’est alors (à ce moment-là de la conversation) que Sapin

croit bon d’intervenir : la vie c’est donc un peu

la même chose que la bistouille, dit-il, songeur.

 

Damon et moi-même échangeons des regards. Ces regards

sont tour à tour perplexes, déconcertés, incertains,

embarrassés, surpris et troublés.

 

Vous ne connaissez pas la bistouille ?, demande Sapin.

 

Si, dit Damon. Je connais. Enfin je pensais que c’était un café chaud,

avec de l’eau-de-vie dedans. Une boisson traditionnelle du Nord.

 

Voilà, dis-je en vérifiant que ma sonde urinaire

ne va pas se faire la malle. Moi aussi je pensais que c’était

un genre de café chaud nordique – comme Damon a dit.

 

Eh bien non, déclare Sapin, tout heureux de nous épater.

La bistouille est une force. Une force terrible, cosmique.

Personne ne peut gagner contre la bistouille.

C’est un principe universel, à l’œuvre dans l’univers entier.

L’univers entier, irréversiblement, se dégrade progressivement

jusqu’à la bistouille finale.

 

C’est un peu l’entropie, commente alors Damon.

 

C’est bien ce que je disais, dis-je. Tout s’effrite.

 

C’est dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques,

précise Sapin, à qui personne

n’a rien demandé.

 

Tout s’effrite, dis-je. On ouvre les yeux, on fait ses premiers pas,

on se fait un bon copain ou deux, puis on se retrouve dans une chambre

blanche, qui sera notre dernière

chambre. Puis on referme les yeux.  La vie est une grande bistouille,

doublée d’une farce.

 

On perd sa force, dis-je encore.

Voyez, Damon, Sapin, c’est à peine si j’arrive à sortir de ce lit.

Si j’en réchappe, je ne pourrais sans doute plus jamais

manier une bêche. Et mes gars du jardin vont se retrouver seuls,

à la pire époque

pour se retrouver seuls : au printemps.

Mes filles aussi vont se retrouver seules (mais elles se débrouilleront,

je leur ai tout appris).

 

Et vous savez ce qui me chiffonne le plus, dans tout ça ?

 

(Damon et Sapin secouent la tête. Ils ne savent pas.)

 

Mon enterrement !

 

C’est ça qui me chiffonne.

 

J’ai peur que mon enterrement soit aussi terne, laid et insignifiant

que l’enterrement de ma mère, Marie-Espérance Puyg.

 

Car quel scandale !

Quel scandale ce fut que l’enterrement de ma mère !

 

(Damon et Sapin hochent la tête. Mais ils ne savent pas.

Ils n’y étaient pas.)

 

Quel scandale complet, absolu, que l’enterrement sans âme

de ma mère, cette femme si exceptionnelle, Marie-Espérance Puyg !

Quel scandale et sombre farce, que cet enterrement avec

son  ciel laborieusement gris clair, son croque-mort municipal

ânonnant sans y croire (sans y croire du tout ! sans y croire

un seul moment) de maigres, de maladroites paroles de réconfort

et de consolation, quel misérable moment, manquant rigoureusement

de panache, que celui de l’enterrement de ma mère !

Quel misérable moment infesté de bistouille et de médiocrité !

 

Car qu’est-ce vraiment, dans le fond,

que cette bistouille dont tu parles, Sapin, je te le demande ?

 

(Sapin ne répond pas. Il sait que je vais répondre à sa place.

Damon n’intervient pas non plus. Ce sont de braves petits, bien disciplinés.)

 

C’est la puissance qui corrompt, gâche et gauchit tout ce qu’il peut

y avoir de bon, d’unique et valeureux dans l’existence : à commencer

par le souvenir des morts ! Fut un temps, à la grande époque

des hommes de la préhistoire, où l’on savait

célébrer la mémoire des morts, où l’on savait

mener un enterrement

digne de ce nom !

 

Fut un temps voyez-vous, Sapin, Damon, où l’on n’avait pas renoncé

à combattre la bistouille, ce ver existentiel,

au moyen de cérémonies funéraires grandioses, et je peux vous dire

que ça en jetait, la bistouille n’avait qu’à bien se tenir, lorsque l’un

de notre race calanchait, c’était tout de suite cris et larmes,

et pendant des jours on se griffait, on se mordait, on se battait

dans la boue en souvenir du défunt, on se soûlait

à l’alcool fermenté de salive, on grimpait aux arbres

les plus hérissés d’épines, on chutait

dans des gouffres, et comme croque-mort on avait

des enfants aux têtes peintes en rouge, aux mains

nouées dans le dos, que l’on dressait à hurler

pendant dix lunes et dix soleils

« il est mort, c’est arrivé ! »

« il va pourrir et puis puer ! »

« il était mort, depuis bébé ! »

« et nous aussi, on va crever ! »

cela en boucle, à tue-tête, tandis qu’autour,

tous les vieux de la tribu dansaient une espèce monstrueuse

de fox-trot macabre, en jouant à s’uriner

les uns par-dessus les autres, et que les filles les plus jeunes,

bourrées de glaise, bavaient, fébriles, dans des odeurs de tripe d’écureuil,

parmi les cris de nourrissons

grésillants et amers !

 

Voilà un temps, Damon, Sapin, voilà un temps où l’on savait

combattre la bistouille ! Mais aujourd’hui, que faisons-nous ?

On écrit, vous écrivez, voilà tout

ce qu’on sait faire, on écrit le plus modestement possible,

sans même plus faire de bruit (où sont passées

les vraies, les sonores machines d’écriture en acier authentique, celles

qui réveillaient les voisins dans la nuit, et portaient

des noms d’arme ?)

On écrit petitement, voilà, on écrit

de petits livres (ou bien des gros, mais petitement

écrits), et on croit que ça suffira à conjurer la bistouille.

On pense créer la petite stase qui repoussera un moment

les forces du grignotage invisible et de l’obscur rongement.

 

Eh bien les gars, je vous le dis : on se goure.

On se goure complètement. Au lieu d’écrire, il faut créer

des rites et des coutumes et des pays

nouveaux. Il faut changer

le monde – à commencer

par les enterrements. Tant qu’on n’aura pas repris le contrôle

sur la mort, enfin sur celles des nôtres, on restera

de pauvres, d’amères victimes de la bistouille

et de tout le reste.

 

Je vous le dis, les copains : l’écriture

est la plus faible

des armes anti-bistouille.

 

Quand on écrit, on est bien lâches,

on est bien bas. On ne pense pas aux autres.

Quand on écrit, on n’œuvre jamais

que pour soi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

*En réalité, ils recrutent. Mais où trouveront-ils un autre Puyg ?