Sabrina Hamdaoui – Complainte de l’amatrice

 

 

 

 

couplet numéro un

 

Voilà,

je vais vous dire

des choses vraies :

quand on est amatrice

de littérature

on n’est pas comme tout le monde

voilà la vérité

votre famille ne vous regarde pas comme un membre

de la famille mais plutôt

comme si vous étiez handicapée

– une dernière-née un peu simplette

qui bave et qu’il faudra toujours langer

on vous regarde avec pitié

on vous voit lire et c’est tout comme si vous cherchiez

à vous gluer

malhabilement

des prothèses molles

sur le cerveau

qui vous pendraient bas dans le cou

et sans lesquelles vous ne sauriez

ni vivre ni vous battre ni penser

chaque fois qu’on vous voit

c’est avec un nouveau bouquin comme une nymphomane

avec son nouveau jules, on vous dit Je sais pas comment tu fais

pour lire aussi vite

on vous demande Alors tu lis toujours ?

(et dans les yeux de la famille on peut lire MALADIE)

on vous demande Tu lis des livres comme quand

tu étais à l’école ? (et dans les yeux de la famille :

MALADIE, DÉGOÛT, INCOMPRÉHENSION)

 

 

 

refrain 

 

Eh oui voilà la plaie que c’est

d’être amatrice

voilà la poisse et le malheur que c’est

d’être amatrice

de littérature

 

 

 

couplet numéro deux

 

Bien sûr y a des gens qui naissent

avec une cuillère d’or très lourde dans la bouche

et un livre dans la main

ce sont des hommes ou des femmes

que leur famille encourage à la lecture

car leur famille sait

que la lecture c’est bon pour la vie

pour l’emploi et pour la richesse

il y a ces gens-là et puis il y a

les Sabrina Hamdaoui de ce monde,

les moi-même de ce monde, à qui petite

on subtilisait ses J’aime lire

à qui on disait Arrête un peu de faire l’autiste

avec tes bouquins

va jouer avec ta poupée

va jouer à décapiter ta poupée

comme tout le monde

à l’époque je pleurais car je me fichais

des longs cheveux blonds

de Barbie ce que je voulais c’était lire

et lire encore des histoires d’ogres chauves

et de sorcières brunes

au grand nez crochu comme celui de mes tantes

comme celui de ma mère

et comme le mien

 

 

 

refrain

 

Eh oui voilà la plaie que c’est

d’être amatrice

voilà la poisse et le malheur que c’est

d’être amatrice

de littérature

 

 

 

couplet numéro trois

 

Et ce n’est pas tout ça ne s’arrête pas là l’autre jour dans le bus il y a ce jeune homme qui me dit « hé pélo », je lui dis On ne dit pas « pélo » à une femme ni à personne c’est malpoli alors il s’insurge il dit C’est pas malpoli « pélo », je lui demande pour le mettre mal à l’aise Tu trouves que j’ai l’air peu féminin c’est ça ? C’est parce que je lis un livre avec des grosses lunettes ? Ce sont mes lunettes de lectrice qui te font peur c’est ça? Tu te sens intimidé par mes lunettes de lectrice ?

 

et lui il me répond Non mais t’as l’air d’un pélo c’est tout

 

un pélo qui lit des livres conclut-il avec une grimace satisfaite

 

 

 

refrain

 

Eh oui voilà la plaie que c’est

d’être amatrice

voilà la poisse et le malheur que c’est

d’être amatrice

de littérature

 

 

 

couplet numéro quatre

 

Dans la famille les personnes les plus attentionnées me disent

inch’Allah un jour

tu seras publiée

ton roman sera publié

mais je n’écris pas de roman j’explique

qu’est-ce que tu fiches alors on me demande

de la poésie je dis

alors les sourcils se haussent les fronts se plissent on ne comprend pas

il faut toujours s’expliquer, si on écrit de la poésie dans un carnet à spirale il faut s’expliquer : la poésie ce sont des textes courts qui se lisent plus vite que des textes longs, ce genre de choses ; non pas plus lentement ; la poésie ça se lit vite même si on ne comprend rien ; ceux qui lisent la poésie lentement n’ont rien compris au principe ; ceux qui lisent la poésie lentement lisent la poésie pour gagner leur vie faire des études ; il faut lire la poésie vite et si on ne comprend pas je ne dis pas qu’on comprendra une autre fois ; mais ralentir c’est l’échec c’est la compréhension débile ; la poésie est rapide et furieuse ou alors on s’est trompé :

voilà ce que j’explique on me comprend jamais

alors je dis un jour je ferai du roman

pour rassurer tout le monde

là je prends juste des notes mais un jour je ferai du roman

 

 

 

 

 

refrain

 

Eh oui voilà la plaie que c’est

d’être amatrice

voilà la poisse et le malheur que c’est

d’être amatrice

de littérature

 

 

 

 

 

couplet numéro cinq

 

Le pire quand tu es amatrice de littérature ce n’est pas les autres car tu t’en fiches des autres

le pire c’est de toujours faire la comparaison

entre la vie et les livres

le pire c’est de faire l’amour en pensant à un livre

de comparer son amant à l’amant de Lady Chatterley

de se demander est-ce qu’il est aussi bien

ce Moktar surnommé La Cuisse

(pour des raisons que j’ignore)

est-ce qu’il est aussi bien que Mellors

et moi suis-je aussi bien

que Lady Chatterley

est-ce qu’on peut dire comme Lady que s’éveille en moi, à ce moment-là,  

au moment de l’amour, des frissons nouveaux,  frémissant comme

le battement léger de douces flammes, douces comme des plumes, s’élevant parfois

à des pointes éclatantes, fines, subtiles, et qui me fondent,

et me laissent toute fondue au-dedans ?

 

peut-être, oui, honnêtement, qu’on peut dire ça, à l’occasion,

peut-être qu’il y a des jours oui avec Moktar

où on peut dire ça

où La Cuisse remplit son rôle d’amant

parfaitement comme dans les livres

peut-être qu’il y a des jours comme ça

mais c’est rare

 

 

 

 

 

refrain

 

Eh oui voilà la plaie que c’est

d’être amatrice

voilà la poisse et le malheur que c’est

d’être amatrice

de littérature