Katia Bouchoueva – Frédérick Houdaer et le monstre maladroit du lyrisme vrai dans un fleuve fantôme. Ou comment devenir la nounou sincère du lyrisme.

Frédérick Houdaer sait où se trouve, se cache, respire le fleuve souterrain du lyrisme.

Frédérick Houdaer sait où cela se trouve, oui.

 

 

Par exemple là :

 

 

Passage à l’acte

 

 

Je la stresse

Rien qu’en mangeant une pomme

Devant elle

Je croque une pomme

Et elle ne voit plus que

Le travail de mes mâchoires

Ma dentition de carnivore

J’ai pourtant pris

La précaution

De croquer dans une pomme bio.

 

 

Ici c’est une rivière de jus de pomme bio et de salive bio du désir.

 

 

Ou là :

 

 

UPDATE

 

 

Je mets à jour mon agenda

Coupe

Rajoute

Corrige les coordonnées

Tombe sur des noms qui ne m’évoquent

Aucun visage

J’hésite à effacer

Ce n’est pas tant que la manœuvre soit difficile

À effectuer

Avec la souris

Je saisis Dominique dont j’ignore le sexe

Presse la barre espace

Pour le précipiter dans le néant

Je n’entends sa voix

Qu’une fois l’irrémédiable commis

 

 

(Fire notice, éd. Le Pont du Change, 2013)

 

 

Ici c’est un long fleuve invisible du néant amoureux que nous avons tous dans nos petites têtes.

 

 

Je ne sais pas vous,

mais moi c’est de cette manière-là que je souhaite être aimée et gardée dans une mémoire.

Et c’est aussi comme ça que j’aspire à aimer et garder dans ma mémoire les autres.

Ni plus ni moins. 
Avec cette pensée maladroite pour une pomme bio, pensée vraie ;

et la voix dans la tête

qui résonne fort après une connerie faite.

 

 

Il s’y baigne en cachette dans ce putain de lyrisme, Frédérick Houdaer,

à l’heure où le temps s’arrête, où tout est presque futur et avenir qui sentent bon.

Tout nu il s’y baigne et peut-être pas tout seul (ça je ne le sais pas).

Peut-être avec Tristan Corbière (presque sûr),

peut-être même avec Thomas Vinau

(même si ce dernier n’est pas encore mort),

peut-être avec Grégoire Damon (pourquoi pas ? Toujours aussi vivant lui aussi)

Ou bien avec Paola Pigani ou Fabienne Swiatly (c’est probable).

 

 

Je ne serai pas étonnée si lors d’un de mes prochains passages à Lyon,

je retrouvais dans l’appartement croix-roussien de Frédérick Houdaer

(oui son appart est croix-roussien et beaucoup de choses

sont croix-roussiennes chez Frédérick Houdaer),

sous son super canapé convertible,

un bateau pneumatique.

A quoi bon un bateau pneumatique ?

pour naviguer dans les fleuves.

En toute simplicité, en toute grâce.

Parce qu’un poète c’est toujours gracieux

même quand c’est ivre mort.

 

 

Frédérick Houdaer a découvert que dans ce fleuve du lyrisme vit une sorte d’animal monstrueux

mais attachant (n’est-ce pas ?) :

un monstre du lyrisme (quel mot lourd : « lyrisme », on y reviendra)

Frédérick Houdaer connait d’autres eaux plus troubles,

mais celles du lyrisme sont les plus difficiles à atteindre.

on le sait, on le voit, on la mesure au nombre

de textes/poèmes/livres publiés qui se veulent « lyriques »

et n’y arrivent pas, franchement : n’y arrivent pas trop.

C’est donc d’autant plus remarquable quand on les atteint.

C’est presque impossible par les temps qui courent.

 

 

Et Frédérick Houdaer l’a vu ce petit monstre du fameux lyrisme,

Cette sorte de bébé phoque,

ce petit monstre touchant ; mais ne l’appelle pas,

n’exige rien de lui,

ne le drague pas, mais le double,

lui fait coucou,

le sort parfois de son fleuve,

le prend de temps en temps avec lui se balader en ville,

fait la nounou, lui dit : tiens,

regarde c’est la vraie vie ça !

Et après le berce, lui donne la tétée.

C’est comme ça que le petit lyrisme se met à parler,

à dire « papa », « maman », « fille », « seins », « cul »,

« amour », « poésie », « merde ».

Frédérick Houdaer est la nounou de ce monstre du lyrisme.

Non agréée, la nounou, mais expérimentée.

La nounou qui a des intonations justes et sincères

envers les petits êtres qu’elle garde.

C’est rare des nounous comme ça.

 

 

Revenons au mot « lyrisme » qui ne veut plus dire

grand-chose (tout le monde l’a remarqué),

depuis un petit moment déjà.

Qu’il soit utilisé dans les programmes de français à destination

des ados, qui n’en ont rien à foutre pour la plupart,

ou bien écrit machinalement dans un quelconque article,

et autre note critique de lecture à propos de quelque chose de « lyrique ».

C’est toujours la même chose : on ne sait plus vraiment ce que cela veut dire.

Ça se définit par exemple de cette manière-là : «expression d’une émotion personnelle intense » ;

ou comme ça « La poésie lyrique exprime de façon passionnée et imagée des sentiments personnels sur des thèmes très généraux comme l’amour, la nature, la mort ou le temps qui passe. »

http://www.assistancescolaire.com/eleve/4e/francais/reviser-une-notion/la-poesie-lyrique-m4fgl01

 

 

Ouais ! C’est surtout « intense » et « passionnée »

qui sont difficiles à imiter mine de rien.

Et là j’entends Frédérick Houdaer dire :

« Lyrisme, beauté, l’amour et sentiments personnels? Ah bon ?

Voyons voir ».

 

 

« Et toi, tu es sensible ? Tu ne sais même pas vomir. »

C’est par cette belle (car oui cette phrase est belle)

citation de John Cassavetes que Frédérick ouvre

son dernier recueil Pardon my French (éd. Les Carnets du Dessert de Lune).

Et tout au long de ce livre je me demande si je sais vomir moi,

me dis qu’il y a bien des choses qui méritent d’être vomies,

qu’il faut absolument qu’il y ait une part de vomi dans la vie,

que tout n’est pas à digérer.

Qu’il faut avoir des couilles et des ovaires pour bien vomir

ce qu’il y a à vomir.

Qu’il y a quelque part un fleuve souterrain de vomi

qui coule caché parallèle à celui du lyrisme.

Que ces deux fleuves sont reliés,

que l’un sans l’autre n’existe pas,

que l’un éclaire l’autre et qu’il n’y rien de dégueulasse dedans.

Rien de dégueulasse, rien de moche

car tout est naturel.

Et puis la poésie arrive – et lave le vomi.

Et tout redevient propre et clair comme du cristal.

Oui oui oui !

 

 

Ça coule donc, mais où exactement ?

Sous les jupes des filles villes,

sous la jupe d’une fille ville en particulier,

sa ville, qui est Lyon.

Nombre d’entre nous le savent, certains touristes le savent aussi :

il y a tout un monde souterrain au-dessous de la ville de Lyon,

environ 50 kilomètres de réseaux.

Et ce ne sont pas des égouts.

Quel lien avec la poésie de Frédérick Houdaer ?

Beaucoup de liens, un canal direct relie les deux (le monde souterrain lyonnais

et la poésie de Frédérick Houdaer).

Que le sous-sol lyonnais est instable, je le sais d’abord par la poésie de Frédérick Houdaer.

Frédérick y ajoute du sien, fissure les murs,

les regards, les corps, les certitudes,

comme cette rivière de Rize qui devient fantôme à la fin de 18ème siècle.

Autrement dit, Frédérick Houdaer sait où se trouve le lyrisme qui mouille

pour de vrai

(Est-il possible de mouiller pour de faux ?

En poésie tout est possible.)

par la force

des « yeux bleus de la petite libraire qui ne quittera pas

son mari libraire ennuyeux » et par la force des choses

de la journée et de la nuit qui n’arrêtent pas de coïncider,

se chevaucher, provoquer des glissements

de terrains, de terrasses, du temps, de parkings, de pensées.

Depuis que je lis Frédérick Houdaer, je sais que

le lyrisme est souterrain, noir, sentant fort, mais aussi maladroit et touchant :

 

 

Hiéroglyphes & croquettes

 

 

Elle récupère des cartons

Pour confectionner des sarcophages de chats

Les Égyptiens d’autrefois le faisaient bien

Ils prenaient le temps de le faire

Ils font quoi des chats

Les Égyptiens d’aujourd’hui ?

Ils les écrasent

Les laissent crever au bord de la route ?

Elle récupère des cartons

Elle m’a récupéré également

Il est préférable que je ne l’oublie pas.

 

 

Pardon my French, éd. Les Carnet du Dessert de Lune, 2016.

 

 

Lyrisme impitoyable mais vrai autant avec soi, qu’avec

ceux et celles qui passent, repassent,

s’installent, reviennent.

 

 

Nous avons lu à deux voix il y a 15 jours,

à l’invitation des deux gars qui font ce site.

Nous avons lu dans un endroit sans fenêtre,

sombre, avec une porte d’entrée noire ;

et j’ai trouvé que ça allait très bien à Fred,

(à moi aussi par conséquent).

J’ai voulu l’amener sur un territoire

du romantisme/ lyrisme/amour/fleur.

Et puis j’ai senti que j’étais encore trop verte ou jaune pour ça.

Ou que je ne connais pas encore bien les femmes/les villes/les rivières.

Ou peut-être celles que j’ai connues – ce n’était pas ça,

Ou bien je n’ai rien compris, suis passée à côté,

n’ai pas vu le souterrain comme il faut.

J’attends donc de mûrir un peu

avant de reprendre ce dialogue.

 

 

Frédérick Houdaer est feu. Ça on le sait, il l’a dit (Fire notice).

Frédérick Houdaer est eau aussi. Ça il ne vous le dira jamais.

 

 

Katia Bouchoueva, 22 mai 2016, Grenoble