Sabrina Hamdaoui – Journal

 

 

Ils m’ont changé d’équipe pour me protéger paraît-il.

L’autre était complètement folle, une furie.

Je leur ai dit que j’avais pas peur. A mon âge j’ai pas peur.

C’est le genre à t’arracher les yeux m’a dit Gloria une collègue.

Mais Gloria exagère, c’est une grosse Noire, elle aime les drames.

L’autre va t’arracher les yeux et leur marcher dessus comme dans un film

a dit Gloria avec un grand sourire effrayé et les yeux qui roulent.

Je la crois pas. Je lui ai dit que je la crois pas.

Ils m’ont changé d’équipe. Ça me fait pas rire.

Le matin je dois emmener mon petit à l’école.

 

En me faisant changer de chantier je prends une demi-heure de bouchon en plus dans la poire, je peux vous assurer que ça me fait pas rire, d’ailleurs ça fait rire personne, tous ceux à qui j’en parle ça les fait pas rire, je peux plus emmener mon petit Mourad, cet ange venu sur terre pour moi, je peux plus l’emmener à l’école le matin.

 

A cause de cette folle. Je peux dire que si je la croise je n’aurai pas peur. Non.

 

Et certaines personnes seront étonnées de voir qui

arrache les yeux de qui et qui

marche sur les yeux de qui.

 

Pour Mourad je m’arrange avec la voisine qui emmène ses petits à la même école et qui ne dort pas de toute façon donc je peux lui laisser Mourad tôt le matin ce n’est pas un problème.

 

Ça m’embête de laisser Mourad même une heure avec la voisine

car je sais pas ce qu’elle prend comme cachets

mais ça m’étonne pas qu’elle dorme pas.

Elle a la tête gonflée. Mais y a pas le choix.

Ils m’ont changé d’équipe, pour me protéger.

 

Le nouveau chantier est exactement comme l’ancien. C’est étonnant comme tous ces chantiers se ressemblent. Ce n’est pas la même route pour y aller ni les mêmes bouchons mais une fois qu’on y est on y est, c’est la même chose, on a la même blouse, les mêmes produits d’entretien qu’on dilue de la même façon et qu’on mélange pas entre eux de la même façon sous peine d’explosions chimiques étranges, on fait tout de la même façon

et c’est le même travail dans le même lieu.

 

Il faut nettoyer les surfaces.

 

Le chef d’équipe est comme Gloria un noir, pas très grand comme Gloria mais très noir, beaucoup plus noir que Gloria, c’est un congolais, assez maigre, toujours très élégant, ses chaussures sont en peau de crocodile, sa chemise en soie véritable, il vient au travail comme s’il venait ambiancer une soirée. Il est très sympathique et j’ai du mal à lui en vouloir mais c’est à cause de lui que je change d’équipe. Il s’excuse encore et me dit que c’est mieux ainsi.

 

Afin que j’oublie tout il me fait un sourire qui est comme un flash blanc très violent au milieu de son environnement noir très foncé cutané.

 

Je n’oublie pas tout. 

 

Il me fait faire le tour du chantier. J’ai l’impression de connaître déjà par cœur. Il me montre sur quoi grimper pour faire les fenêtres mais je connais déjà. Il me rappelle les règles de sécurité. Il fait son travail. Après il doit superviser un autre chantier.

 

Il me laisse seule. Je me mets au travail. Je chante un peu, il y a beaucoup d’écho.  

Je pense à mon fils Mourad. Je l’aime à mourir. Je chante.

J’espère que la voisine n’est pas trop folle.

J’espère qu’elle ne va pas oublier mon fils chez elle avec le gaz.