Grégoire Damon – 12000 soldats en terre cuite (lettre à Philippe Jaffeux)

Cher Philippe Jaffeux,

 

 

Le 13 septembre dernier, vous avez écrit à REALPOETIK.

Vous demandiez si vous pouviez nous envoyer quelques ouvrages en vue d’une note de lecture,

parce que, disiez-vous,

vous avez été touché par un papier de Puyg dans le REAL #1,

qui évoquait Christophe Tarkos.

Je vous ai répondu

(c’est moi qui tenais la boîte mail ce jour-là)

que REAL ne publiait pas de notes de lectures,

enfin pas à proprement parler,

que nous ne recensions pas les parutions de livres

pour dire lisez ceci ne lisez pas cela,

que nous parlions de livres dans nos Masses Critiques,

parce que ces livres avaient fait tilt dans les boyaux cérébraux de l’un de nous,

mais que c’était toujours des prétextes pour parler plus généralement

de l’art, de la vie, de l’acte de lire, de politique, etc.

Que si jamais un de vos livres tombait entre nos mains,

il se pouvait, par le plus grand des hasards,

qu’il donne sujet à réflexion à l’un de nous,

mais que ce n’était vraiment pas sûr,

et que si ça se faisait,

ce serait vraisemblablement dans très longtemps.

Je n’ai pas cru nécessaire de préciser que, s’il en sortait quelque chose,

ce quelque chose ne serait pas nécessairement élogieux,

car si vous lisez REALPOETIK,

en particulier les Masses Critiques,

vous vous en doutez.

 

 

Quoiqu’il en soit :

vous avez pris la décision de nous envoyer votre œuvre.

Toute votre œuvre :

Alphabet de A à M, les deux volumes de Courants,

Ecrit parlé (entretien avec Béatrice Machet),

ainsi que O L’AN / et N L’E N IEME,

ces derniers en pdf,

car ils sont en rupture de stock.

Du fait de la mise en garde que je vous avais faite,

je ne peux considérer cet envoi que comme un cadeau.

Et je vous en remercie.

Je vous en remercie d’abord parce qu’à REAL,

on ne crache jamais sur de la lecture gratuite,

ensuite, parce que vous vous êtes sacrément mis en frais :

tous bouquins confondus,

l’enveloppe que j’ai reçue contenait deux kilos et demi de textes,

sans compter les 1599 kilobits de PDF.

 

 

***

 

 

À vrai dire je ne m’attendais pas à un vertige pareil.

Depuis que j’ai ouvert votre enveloppe,

je sais ce que ressent l’adolescente découvrant que son premier amour

a une bite de vingt-huit centimètres :

un double coup au cœur.

Éblouissement.

Puis,

panique.

 

 

Alphabet, par exemple.

C’est 390 pages.

390 pages A4.

À lui tout seul, le bouquin doit faire dans les 1,5 kilos,

il est intransportable dans le métro

et très pénible à tenir en main.

Quant au contenu, il est organisé de façon maniaque –

j’allais dire militaire :

13 sections de 30 pages,

désignées chacune par une lettre de l’alphabet donc de A à M.

À chaque section

correspondant une contrainte formelle.

 

 

Je n’irai pas dans le détail : il y a du calligramme,

du poème justifié,

de l’aphorisme, de la chansonnette,

un peu de tout.

Avec des retours de motifs, des variations

moins musicaux que typographiques,

et un souci pointilleux de systématisme

(même nombre de lignes par page dans chaque section,

retour cabalistique de certains chiffres, etc).

Le but de l’opération, apparemment,

c’est d’occuper l’espace de la page.

Donc : interligne simple, vers longs,

phrases qui se chevauchent.

Le résultat, sans doute délibéré,

est une semoule typographique

à vous filer la migraine ophtalmique de votre vie.

 

 

***

 

 

Mais moi, j’ai passé mon adolescence à lire Joyce, Cendrars et Miller,

des auteurs pas spécialement connus pour revenir à la ligne.

Alors quel est le problème ?

 

 

Le problème,

c’est que je n’ai pas compris

de quoi ça parlait.

 

 

Tout ce que je sais, c’est qu’on croise des phrases comme :

 

 

‘ la monotonie lyrique de l’alphabet hypnotise l’univers d’une virgule qui résiste à une fastidieuse dérive asémantique de l’écriture

 

 

ou

 

 

La chair des vingt-six pages désincarnées personnifie la reptation d’une douzième mue si la peau d’un ordinateur dépouille une écriture perfide au moyen d’un interlignage divin

 

 

ou encore

 

 

Es-tu vertigineux ? Je réponds de A à Z dans un ordre qui questionne ton ordinateur chaotique

 

 

Interligne divin ou ordinateur chaotique ou tout ce que vous voudrez,

Alphabets n’est pas un livre.

C’est un bloc de pierre.

Une chose monumentale qu’on peut vaguement tripoter,

à la rigueur déchiffrer,

mais pas lire.

 

 

Entendons-nous bien :

je n’ai rien contre l’illisibilité.

Prenons par exemple Prigent.

Christian Prigent.

J’aime beaucoup Prigent.

Et ceci malgré le fait que la plupart de ses livres,

en tout cas les gros pavés narratifs joyço-sterniens chez POL,

semblent plus composés pour s’attirer des thèses

que pour être lus par des individus lambda

d’intelligence très moyenne,

moi par exemple.

 

 

Et Prigent,

qui n’est pas d’une intelligence moyenne,

sait qu’on ne va pas lire Grand-mère Quéquette

ou Les Enfances Chino.

Il sait qu’on va l’étudier,

écrire des mémoires,

des thèses,

mais pas le lire,

pas le soir après une journée de boulot dans le bide,

pas dans le métro,

à coups de dix minutes entre deux changements

entre le coude de la dame qui a mis trop de parfum

et la barre verticale.

Et ça tombe bien.

Car Prigent revendique l’illisibilité.

Prigent a une conception moderniste de l’écriture

comme exploration des limites du langage.

Une conception, en somme, très XXè siècle,

comme toutes les conceptions de la modernité.

Et donc, il écrit, ou prétend écrire des œuvres

qui rechignent à être lues.

Qui accrochent.

Qui travaillent exprès dans le confus et le désagréable.

 

 

Seulement,

il triche.

Il suffit d’aller voir Prigent en lecture pour s’en rendre compte :

tout illisible qu’il veuille être,

Prigent est audible.

Quand il lit des extraits de Grand-mère Quéquette ou de Demain je meurs

(toujours les mêmes extraits, c’est dommage),

je veux dire quand il les lit à haute voix,

quand il les incarne de son physique trapu de boxeur,

quand il les balance tout en force de sa voix éraillée

que vient appuyer un geste obsessionnel de la main droite,

lesdits extraits se transforment en poèmes rudes et sensuels,

d’un rythme que je qualifierais

de médiéval.

Des poèmes qui sentent la bouse et la paille,

des poèmes rêches,

où on sent le bonhomme,

la panique,

l’enfance

dans son incarnation nue et pisseuse.

Et le corps, le froid, le silence qui vous tuent lentement.

Bref, des poèmes à hauteur d’homme,

qui prouvent que malgré son désir de thèses,

Prigent trouve que ça vaut encore le coup,

au XXIè siècle,

d’écrire SUR des trucs de la vie.

Allez-y voir : on trouve ça sur Youtube.

 

 

***

 

 

Mais vous, cher Philippe Jaffeux,

à l’inverse de Prigent,

vous n’allez pas venir incarner physiquement votre poésie

pour mon plus grand bonheur rude et médiéval.

Vous n’allez pas la défendre de la voix et du geste.

Car vous avez la sclérose en plaques.

Si je me permets d’en parler,

c’est parce que c’est une chose

dont vous parlez vous-même

comme d’une des clés de votre travail d’écriture,

expliquant notamment la relation fusionnelle

que vous avez développée

avec votre ordinateur.

 

 

Or, moi, pour des raisons familiales,

le handicap est une chose par laquelle je me sens concerné.

Et donc, je suis conscient du fait que,

en plus de la douleur,

en plus de la dépossession de son propre corps

et de la frustration qui en découle

(que les valides qui lisent ceci

réalisent le miracle que c’est

d’enjamber le rebord d’une baignoire),

le problème des handicapés

est d’habiter physiquement le monde.

Or, vos livres sont, par la force des choses,

un des moyens par lesquels vous existez

physiquement dans le monde.

 

 

***

 

 

Qu’est-ce qui fait qu’on choisit d’exister physiquement dans le monde

à travers des monuments pareils ?

Ce n’est pas une question rhétorique.

Et ne croyez pas que je verse dans le psychologisme.

On écrit bien ce qu’on peut, nous, poètes, écrivains,

appelez-nous comme vous voulez.

Mais on est responsable de ce qu’on publie.

Vous, moi,

Victor Hugo, Antonin Artaud,

tout le monde.

Ce qu’on publie relève de choix éthiques et esthétiques.

Votre choix de publier plutôt des objets (des blocs),

c’est à dire des choses qui relèvent de la statuaire,

donc des arts plastiques,

s’explique d’une part par le fait que

(vous le dites dans Écrit parlé)

vous êtes plus touché par l’image des mots

que par leur sonorité,

d’où l’importance du travail graphique dans vos pages.

C’est une différence entre nous,

mais ce n’est pas l’essentiel.

L’essentiel est que vous ne nous donnez que du dispositif.

Du dispositif qui attire l’attention sur lui-même

et qui finit par se séduire/se réduire à lui-même.

Et c’est dommage. Je vous le dis comme je le pense.

 

 

***

 

 

Je n’ai pas encore évoqué les deux recueils Courants.

De tout ce que vous m’avez envoyé,

Ces deux recueils jumeaux,

Courants blancs et Autres courants

sont ce qui paraît le plus digérable.

D’abord, ce sont de beaux petits bouquins,

très bien imprimés par l’Atelier de l’agneau.

Ensuite, ils ne font que 70 pages chacun,

presque des plaquettes,

à votre échelle.

Le contenu tient de l’aphorisme sibyllin ou du micro-récit.

Quelques exemples :

 

 

Il oubliait de se réveiller pour se souvenir qu’il vivait dans le rêve d’un illuminé.

 

 

Il fut enfin digne d’un animal dès qu’il déshonora l’irresponsabilité d’une parole primitive.

 

 

L’écriture était inutile parce qu’il parlait avec des lettres dans le seul but d’être lu par des analphabètes.

 

 

D’une manière générale, il fait penser,

en tout cas à moi,

aux inscriptions qu’on trouve sur les monuments funéraires

de la Rome antique.

Toujours le bloc de pierre.

 

 

L’aphorisme sibyllin, c’est avantageux.

C’est un investissement sur l’avenir,

un truc sur lequel on peut réfléchir pendant des années,

destiné à vous trotter dans la tête,

à flotter dans l’air,

à vous rester dans un coin du subconscient jusqu’au jour où,

sans raison,

il vous revient et lumineux

comme une femme à poil qui sort de l’eau.

(Cette image est gratuite

mais on a le droit de se faire plaisir de temps en temps.)

Mais encore une fois, le dispositif écrase tout.

Quand on vous balance deux fois soixante-dix pages d’aphorismes,

à raison de vingt-six aphorismes par page,

et pas un de plus,

et le tout,  encore et toujours, à interligne simple,

les beaux papillons verbaux se montent dessus

s’écrasent les uns les autres.

Et c’est le retour de la semoule typographique.

 

 

***

 

 

Tout ça m’amène à une question.

Une question qui va vous paraître naïve, banale, bête.

Mais à REAL,

on a l’habitude de se faire traiter d’ouvriéristes crypto-trotskystes néo-bobos,

de sous-poètes à casquette à la limite du poujadisme,

donc j’accepte encore une fois de passer pour l’abruti de service,

et je vous la pose :

POUR QUI SONT ÉCRITS DES BOUQUINS PAREILS ?

 

 

Autant vous le dire tout de suite,

pas pour moi.

Je vous le dis avec la plus grande bienveillance du monde.

Ne criez pas à la haine de la culture

ou à la rancœur d’autodidacte frustré,

d’ailleurs je ne suis pas autodidacte,

mais Alphabet et les Courants sont de la littérature pour universitaire.

Un enseignant-chercheur peut, parce qu’il est payé pour,

passer quatre heures par jour à éplucher des blocs,

à en admirer les ciselures et la finition,

à valider leur conformité

avec ce que l’université reconnaît officiellement comme avant-garde,

modernité, audace, révolution,

et vous ranger dans le magasin des grands poètes.

Pas moi.

Moi, j’ai une vie de lecteur qui s’inscrit dans les marges d’une vie de boulot,

de galères,

de fatigues et de manque de temps.

La vie de n’importe quel con en France au début du XXIè siècle.

Et la poésie qui m’intéresse est accessible aux gens qui,

comme moi,

lisent dans les marges de

et contre leur journée de boulot/métro/biberons/démarches administratives.

Et qui n’ont pas besoin de grandeur,

mais d’une littérature qui les venge de leur journée.

Et qui n’ont pas besoin de génie,

si ce génie doit avoir les dimensions et le poids d’un menhir.

Et qui ne trouvent pas que l’écriture soit inutile pour autant,

pour reprendre vos mots.

 

 

***

 

 

Dans Écrit parlé,

l’entretien qui sert plus ou moins de manuel d’utilisation des blocs,

vous parlez de la conversation.

Vous dites que la conversation ne pose rien de définitif,

et que cela correspond à votre idée de l’écriture.

Je ne vous crois pas.

Les pages de vos blocs

ressemblent trop aux 12000 putains de soldats en terre cuite

qu’on a découvertes en 1974

dans la tombe de l’empereur Qin.

Elles sont là pour l’éternité,

elles servent à effrayer les mauvais esprits,

à assurer la gloire éternelle d’un cadavre ultra prestigieux.

Comme les statues de l’empereur Qin,

chacune est unique,

mais aucune n’existe sans les autres

et sans l’impression de gigantisme qu’elles donnent ensemble.

Et je le déplore.

 

Parce que c’est encore d’une tombe qu’on parle ici.

Qui se trouve dans cette tombe ?

Vous ?

La poésie ?

Une certaine idée de l’avant-garde ?

C’est une vraie question que je vous pose,

je serais ravi que vous y répondiez.

 

 

***

 

 

Alors voilà ce qui va se passer :

je vais garder vos bouquins.

De temps en temps,

peut-être trois ou quatre fois par an,

je vais les ouvrir au pif.

Et je vais essayer de lire quand même. De comprendre.

C’est ce que j’ai toujours fait avec les bouquins sur lesquels j’achoppe.

Ça m’a valu un éblouissement avec Madame Bovary à la quatrième tentative,

ça m’a valu de constantes désillusions

avec Bonnefoy.

Un jour, quand je serai très vieux, ou à la retraite,

ou en oncologie,

peut-être que les blocs s’effriteront

et que je comprendrai d’un coup la vraie richesse qui vous a fait dépenser

autant de temps et autant d’énergie.

Autant de génie, peut-être.

J’ai bien dit peut-être.