Laurent Bouisset – Explorer ! Avancer ! Vivre fort !

[Dans la vie, il n’y a pas que les petites querelles franco-françaises, Bonnefoy, l’Oulipo, tout ça. Il y a aussi la poésie contemporaine latino-américaine. Si on le sait, c’est entre autres grâce à Laurent Bouisset, qui, quand il ne refait pas le portrait du Centre International de Poésie de Marseille ou n’écrit pas ses propres poésies, fait des traductions de l’espagnol.

 

Ce texte devait être l’avant-propos d’une anthologie de poètes guatémaltèques, honduriens et mexicains contemporains composée par lui. Le livre ne s’est pas fait, pour des raisons qu’on ne précisera pas. Mais vous trouverez une majorité de ces traductions sur le site Fuego del fuego, entre deux poèmes de Bouisset lui-même.]

 

 

 

 

— Et pourquoi l’Amérique latine d’abord ? T’aurais pu scruter le sonnet mongol ou bien letton…

 

— Le fruit du hasard…

 

— Pardon ?

 

— Toujours trouvé cette expression immense

 

— Le rapport avec ma question ?

 

— D’abord, si tu veux, j’étais en Bosnie.

 

— Seigneur Jésus…

 

— Plus puissant qu’aller voir un psy ou m’enrôler dans l’équipe du Club Med, j’ai bégayé mille pages, dans la tête d’un Bosniaque traumatisé.

 

— Et t’as prévu à un moment donné de raccrocher le plan de vol ?

 

— Ta peur de t’égarer est aussi française que François Hollande.

 

— Bien cogné… Continue !

 

— A Lyon j’étais, je te disais, ou en Bosnie, ou non… à Lyon en train de travailler sur la Bosnie… ou peut-être en Bosnie en train de travailler sur Lyon… Enfin, je ne pensais qu’à ça… ne vivais que pour ça…

 

— Pour quoi ?

 

— Pour les nuages épais au fond des yeux du narrateur…

 

— Et la balle d’un sniper a fini par trouver ta tête ?

 

— Non, c’est-à-dire qu’Alba était à Mexico, ou peut-être davantage à Londres… et quelque part perdue dans une forêt slovaque… quand elle m’envoie par mail un poème surpuissant !

 

— Alba ?

 

— Alba-Marina Escalón ! Voyageuse-traductrice-dessinatrice franco-mexicaine rencontrée en faisant un barbecue à Peypin d’Aigues !

 

— A Peypin quoi ?

 

— Peypin d’Aigues, dans le Lubéron !

 

— Nous voilà pas vraiment rendus encore à Mexico…

 

— Si t’arrêtais un peu de t’affoler, petit Français… Explore l’attente encore un brin, tu vas voir : tout se lie !

 

— De droite à gauche, ou tu préfères de haut en bas ?

 

— En pièce jointe, j’ai trouvé le manuscrit d’une traduction.

 

— Me dis pas qu’on va d’un coup… quelque part !

 

— Síncopes en espagnol, Syncopes en français, du poète guatémaltèque Alan Mills.

 

— Pas très latino, Mills, comme nom…

 

— Je crois qu’il a un père jamaïcain…

 

— Tu recommences !

 

— Non, tout commence !

 

— Au moment où tu reçois ça ?

 

— Exactement ! Le grand terremoto d’avoir reçu ça en Bosnie !

 

— Terremoto ?

 

— Tremblement de terre en espagnol… J’adore ce mot…

 

— Ouais, pas trop mal… Et le texte raconte quoi ?

 

— Le texte explore les souvenirs crasseux d’un narrateur guatémaltèque traumatisé par trente-six ans de guerre civile.

 

— On retrouve ton Bosniaque…

 

— Besim Videković.

 

— Qui ça ?

 

— C’est le nom du Bosniaque.

 

— Tu prends la route encore, en trombe.

 

— Mais c’est parfaitement lié, tout ça !

 

— Bien sûr…

 

— Le Guatemala et la Bosnie ont en commun le génocide.

 

— Vu sous cet angle…

 

— Tous deux rêveraient de s’extirper. De calmer les fantômes un peu. Voire, pourquoi pas ? d’aller tendre un ciel bleu à leurs enfants, après tout ça.

 

— Difficile comme mission…

 

— Mais la facilité aurait-elle poussé au génie Lautréamont ?

 

— Certainement pas. Mais pourquoi t’enfoncer dans les enfers à ce point-là ?

 

— C’est que… j’en pouvais plus de me cogner aux portes du placard en France !

 

— En même temps, l’hexagone que tu conspues… t’offre une petite vie confortable !

 

— Tandis qu’eux, les poètes du Honduras ou du Mexique vivent exposés au risque, chaque heure.

 

— Citoyen salarié du Premier Monde, on pourrait te décrire comme un planqué, en gros.

 

— Et les planqués, c’est bien connu, finissent par se tirer une balle ou prennent la fuite.

 

— Mais la fuite au final de quoi ?

 

— De ce qu’a fini par devenir la poésie en France.

 

— Le pays de Rimbaud, Baudelaire, Cendrars, Michaux…

 

— Et maintenant du CIPM… pour ne pas dire plus pompeusement : Centre International de Poésie de Marseille ! Vas-y voir deux secondes ce qu’ils mijotent comme soupe avec l’argent public. Vas-y deux heures te flageller les côtes à forte dose de leur purin conceptuel à peu près stimulant comme des fesses mortes…

 

— A moins bien sûr d’être un obsédé nécrophile…

 

— Si tu lisais le texte d’Alan Mills par comparaison…

 

— Il t’a mis les tripes à l’envers ?

 

— « J’irai sans frein jusqu’au fond. », j’ai pu lire sur la première page. « Qui donc fera quelque chose de digne ? », une poignée de vers plus loin. Les deux phrases m’électrisent et me donnent l’envie, sur le champ, de faire paraître « Syncopes » en France !

 

— Ce que t’es d’ailleurs parvenu à faire…

 

— Pour que le bouquin ne récolte aucun article critique dans la sainte presse hexagonale…

 

— Le trajet du radeau après ?

 

— Après le tremblement bosnio-guatémaltèque…

 

— Tu en viens donc comment à ce projet anthologique ?

 

— Tout sauf Descartes…

 

— J’imagine bien…

 

— Billard impressionnant de poèmes et rencontres ! Et la vie prend la gueule et les cheveux d’un bouquin allumé de Bolaño !

 

— Tu veux parler de cet auteur chilien des Détectives sauvages ?

 

— Je veux parler de deux cent mille personnes exactement !

 

— Déborde ! Vas-y ! Ne te soucie surtout pas des contours !

 

— Manquerait plus que ça… Des mails, d’abord, et même trilingues ! On se les jette avec Alan d’un bord à l’autre de l’océan en 2008, avant la lecture au musée Branly, trois mois plus tard, sur les quais de Seine, où l’on présente « Syncopes » version-bilingue, après quoi, l’air de rien, l’Alan Mills disparaît !

 

— Quoi ? Tu délires ?

 

— Non, t’as bien entendu : l’Alan Mills disparaît pour que surgisse un personnage très important pour la suite de ce gigantissime bazar : Erick González, le peintre guatémaltèque amateur de Charles Bukowski et John Fante. Intéressé par ma lecture – et sans même que l’on se connaisse… mais les contacts vont vite en Amérique latine ! – il m’entraîne dans son antre écrire de la bière et parler sur fond de Coltrane de la poésie pensée comme du rock et de l’extrême nécessité où il se voit de peindre avec ses tripes et mettre en lambeaux les quadrilatères.

 

— Monsieur Mills dans l’histoire ?

 

— Il se plaît à jouer les jaguars réapparaissant au fond d’un PMU bondé à peu près vers Montmartre, cinq heures plus tard… Et je crois me rappeler, mais peut-être que j’invente au fond, c’est pas plus mal… (Comme le dit le narrateur bosniaque Besim Videković qui m’écrit autant que l’inverse : « Au moins, si c’est des mensonges, c’est des bons. ») Enfin, je crois me rappeler que, quelque part par là, un ou dix verres de quelque chose plus loin, je lui dis, dépité (et pas du tout réducteur, notons-le) : « La poésie est morte ici. », et lui, plein de vie, de me rétorquer : « C’est que t’as pas encore compris qu’elle t’attend pour renaître ! »

 

— Et après ça ?

 

— Les mois se perdent. Les idées bouent. On se voit sur Paname avec Erick et ses tableaux. On crée le blog Fuego del fuego, où l’on balance des traductions, des tableaux, vidéos et aussi des poèmes de moi.

 

— Et tu parlais parfaitement espagnol déjà ?

 

— Je bafouillais… Je cherchais des mots dans le dico tout le temps. Mais surtout… j’apprenais à leur contact ! Bien plus qu’apprendre : je me sentais revivre ! Mais pour sortir de la tombe, foutre le camp ! Avion direct pour Mexico ! où m’attendait Alba, qui m’embarque avec elle pour le Chiapas… avant le grand délire incontrôlé avec Erick, à Antigua Guatemala, un an plus tard !

 

— Et des rencontres ?

 

— A la pelle dans les bars, grâce à Erick et Alan qui me présentent l’écrivain Javier Payeras et plein d’autres gens ! Peut-être trop d’ailleurs, mais trop, c’est peu pour eux souvent ! J’en dors même plus… noyé que je suis dans ce feu du feu de discussions interminables et passionnées…

 

— Mais dans quelle langue ?

 

— N’importe laquelle ! Celle qui venait ! Même celle des gestes ou de la bière Gallo pour aborder le rhizome de… Deleuze entre autres !

 

— Le philosophe français !

 

— Qu’ils lisent tout le temps là-bas ! en traduction, avec Foucault, Derrida… Roland Barthes ! C’est ça, la France, pour eux : un bastion de très grands penseurs. Ils n’ont pas encore pris dans les croissants Zemmour ou dans le Pernod Finkielkraut…

 

— Ils ont de la chance ! Et les textes que l’on va lire alors ? Ils ont tous bondi dans tes mains grâce à Erick, ou tu t’es dirigé vers eux plutôt en Dersou Ouzala de l’Amérique centrale ?

 

— Kurosawa, j’adore ! Dersou surtout ! Mais te voilà binaire d’un coup ! Et t’explores plus l’attente ou quoi ? D’abord, Alan Mills a jeté un poète démoniaque dans la danse, à Paris.

 

— Un amateur de black metal ?

 

— Pas du tout… de cumbia !

 

— Qui ça ?

 

— Luis Miguel Hermoza, le poète péruvien cornéliste.

 

— Corné… quoi ?

 

— Cornéliste, un mouvement qu’il a inventé un jour de grand désarroi intellectuel, ou de profonde joie peut-être…

 

— Et ça consiste en quoi ?

 

— À encourager le capitalisme sauvage le pire et lutter contre l’écologie à tout prix pour hâter sans mesure l’heureuse disparition de notre espèce, au profit d’une bande de singes frappés dansant la cumbia toute la nuit.

 

— Oui, oui, voilà…

 

— Donc le cercle s’agrandit avec lui… festivement ! Les traductions se multiplient. Les vidéos sur Internet. Les projets de lectures et de fanzines. Avant que je ne quitte le nord pour la ville de Marseille où m’apparaît, par le plus fabuleux hasard encore : José Manuel Torres Funes, poète-écrivain-journaliste hondurien dont on lira un poème édifiant ici, ainsi que deux de ses recommandations des générations antérieures : Roberto Sosa (malheureusement disparu) et Pompeyo del Valle (encore debout à 85 ans !).

 

— Pour ce qui est des autres maintenant ? Vania Vargas,

Luis Alfredo ArangoManuel José ArceJulio Cesar PalenciaAlberto Blanco

 

— J’ai eu la chance immense de découvrir les trois premiers grâce aux livres que m’a offerts Wingston González, un ami poète garifuna originaire de Livingston au Guatemala.

 

— Mais pourquoi aucun texte de lui ici ?

 

— Un grand regret… Je voulais l’inclure bien évidemment, mais gros problème : je ne suis jamais arrivé à le traduire.

 

— Comment ça, jamais arrivé ?

 

— J’essaie, j’essaie, je tords les mots dans tous les sens et rien ne sort. Wingston González reste à ce jour, pour moi, intraduisible. J’espère sincèrement qu’un autre traducteur y parviendra… et ne peux que le remercier, en attendant, de m’avoir transmis tous ces livres inoubliables !

 

— Il t’a aussi fait découvrir Julio C. Palencia et Roberto Monzón ?

 

— Non, ces deux-là, je les ai découverts grâce à anthologie Los Nombres que nos nombran, énorme travail du poète Francisco Morales Santos qui retrace plus d’un siècle de poésie guatémaltèque. Ce livre aussi, d’ailleurs, on me l’a offert, preuve que la générosité occupe une place de choix, au pays de l’ultra-violence…

 

— Pas forcément un paradoxe : les poètes ne sont pas les assassins.

 

— Dans la majorité des cas… Encore moins les dealers ou les fascistes armés. Plutôt les idiots de Dostoïevski défendant la fragilité – « la grâce de la tige d’une fleur », écrit le poète hondurien Roberto Sosa – face à la sourde répétition d’une barbarie ayant conduit certains, dépités, à partir.

 

— Tu penses à Alan Mills ?

 

— Qui vit de nos jours à Berlin… Mais je pourrais parler de José Manuel Torres Funes à Marseille, de Julio C. Palencia exilé du Guatemala qu’il appelle « un cimetière »…

— Mais tu n’as rien dit d’Alberto Blanco encore.

 

— Un poète mexicain déjà introduit en France par les traductions de Stéphane Chaumet. A peine ai-je découvert la simplicité profonde de ses poèmes sur le site Circulo de poesia que j’ai eu l’envie de le traduire sur le champ ! A ce propos, s’il te reste un peu de temps, j’aimerais développer encore dix pages la résonance deleuzienne de ses mots…

 

— Je préférerais que tu consacres un peu de ton temps à Rosa Chávez.

 

— Avec plaisir ! Il s’agit d’une poétesse remarquable et remarquée en ce moment au Guatemala. Elle lit et écrit en espagnol, mais parfois aussi dans une des langues mayas, le quiché. Je crois avoir été atteint par le rapport de ses poèmes avec la vie, au sens très fort. Une photo d’elle dans une revue la montre d’ailleurs souriante et calme, un cœur en mains ! Un vrai cœur (arraché ?) en mains, sanguinolent ! Le titre de l’article en question me semble d’ailleurs révélateur : Latir sin descanso, c’est-à-dire : Battre sans repos !

 

— En cela, ne rejoint-elle pas Luis de Lión et Otto René Castillo qui ouvrent le bal ?

 

— Intensément ! Et quelle ironie lamentable, quand on pense au destin tragique qui fut le leur… Quelle horreur de penser à la douceur, à la lumière de leurs poèmes pleins d’avenir et d’espoir, alors qu’eux-mêmes, humainement, en tant que personnes, ont été torturés à mort…

 

— S’ils avaient connu avant-coup la conclusion…

 

— Ils n’auraient pas changé une virgule à leurs textes.

 

— Pas une virgule ?

 

— Pas un grain de lumière. Je persiste à penser que ce genre de poètes – ce genre d’humains s’étant aventurés au-delà même de l’engagement – avaient et conservaient, quoi qu’il arrive, une foi en la vie digne d’un arbre.

 

— Impossible à déraciner…

 

— En tout cas impossible à dévier de son but premier…

 

— Celui de croître…

 

— Celui d’affirmer comme l’ancienne de Rosa Chávez une puissance vitale contre tout… et surtout malgré tout !

 

— Je me sens bondir du Guatemala vers la Turquie et retrouver… Nâzım Hikmet !

 

— Je te comprends…

 

— Mais pas le temps de développer, car il faut clore malheureusement, toujours trop vite… Quelques mots pour finir ?

 

— Rappeler simplement qu’au final… rien ne se termine ! Le nombre de poètes oubliés – ou trop peu publiés – dans ce livre est abyssal. La route est encore longue et rude des passeurs que nous sommes !

 

— Et pour la parcourir…

 

— Il va falloir…

 

— En trois coups :

 

— RECHERCHER !

 

— AVANCER !

 

— VIVRE FORT !

 

 

 

 

PS : Depuis 2015, l’enthousiasme affiché dans cet avant-propos ne s’est pas étiolé, étrangement ; on peut même dire qu’il a continué ! puisque pas moins de six nouveaux poètes ont fait leur apparition sur le blog Fuego del fuego, à savoir donc : Miroslava Rosales et Roxana Méndez du Salvador ; Rafael Romero, Lester Oliveros et Regina José Galindo du Guatemala ; sans oublier Jonathan Ruiz du Mexique, venu lire en personne à Marseille fin novembre 2016.