Florent Toniello – Du capitalisme en poésie

 

 

 

Le poète méconnu avait pourtant
pris soin de diviser son recueil en chapitres ;
il leur avait donné des noms un peu mystérieux
(car les comités de lecture
aiment se gratter la tête — mais pas trop,
tout est question de dosage), puis
méticuleusement numérotés en
chiffres romains (pour les nombres,
la modernité ne fait pas recette en poésie)
Il avait pourtant écrit dans
un savant dosage de vers novateurs
et d’alexandrins un peu boîteux,
pour ne faire ni trop avant-gardiste
ni trop conservateur : il y avait
des rimes (peu), des non-rimes ostentatoires (pas mal),
des allitérations (avec parcimonie), des diérèses (voir définition)
et des calembours (toujours de bonne tenue) ;
il y avait un vocabulaire varié, dont
les répétitions avaient été sèchement
éliminées au moyen d’un logiciel adéquat ;
il y avait même quelques mots que seul
le Littré connaît encore, pour faire érudit
(… mais toujours modeste). Sur les pages,
il avait pourtant disposé les vers
habilement en jouant des espaces,
des paragraphes, des justifications
et des centrages ; l’attrait des mots
tenait autant à leur fond
qu’à leur forme. Sa police ?
un Garamond de belle facture,
rond comme les porte-serviettes
des estimés confrères qui jugeraient
son travail d’une année ; quelques petites capitales
remplaçaient de temps en temps les titres :
il faut varier les plaisirs et exhiber
son amour de la diversité des formes. Il n’avait
rien laissé au hasard : en exergue,
il avait placé plusieurs extraits
de collègues reconnus (des morts,
des vivants, des sous respiration artificielle) ;
la polysémie de ces vers lui assurait
une adéquation parfaite avec son recueil,
quelles que soient les préférences
des évaluateurs. Il avait également
inclus une notice finale, expliquant
avec humour les détours de sa pensée
lors de la composition de l’ouvrage,
à l’adresse du lecteur désireux
de comprendre la source de
son inspiration admirable
Il avait pourtant loué
les services d’une imprimerie
pour confectionner de magnifiques
tapuscrits reliés, dont la dernière page
était de couleur assortie à la tranche —
ça lui avait coûté bonbon, mais
pour la gloire et le catalogage
à la Bibliothèque nationale, rien
ne doit être négligé. Dans chaque envoi,
il avait pourtant inclus une lettre
personnalisée pour l’éditeur, vantant
tel poète médiatique que celui-ci avait publié
telle anthologie tamoule si précieuse
telle vision novatrice (ou résolument lyrique)
de la poésie ; livres qu’il avait bien sûr
lus et appréciés — il avait bien précisé
que ce serait un honneur
d’être accueilli en si belle compagnie,
dûment calligraphié à l’encre noire
Il avait posté les lettres avec optimisme
(et envoyé des courriels aux rares éditeurs
qui les acceptent — ou les tolèrent) ;
il s’était passé quelques semaines
avant un premier retour, négatif
comme il se doit. Un deuxième,
puis un troisième avaient sérieusement
entamé son humeur ; il guettait
sa boîte aux lettres tous les matins,
espérant un courrier, une réponse,
un signe au moins ; rares étaient ceux
qui daignaient lui faire part de leur refus
Le poète méconnu ne pouvait
se résoudre à l’anonymat :
il décida alors, à contrecœur mais
tout frémissant, de céder son recueil
pourtant foisonnant et génial
à des revues de poésie
par appartements
(on dit aussi « à la découpe »,
au cas où un comité de lecture
se serait égaré ici).