Emile Puyg – Ça vaut ce que ça vaut

 

 

Sammy Sapin et Grégoire Damon m’emmerdent.

Ce sont des plaies. Des parasites.

Ils vous pompent le sang et ce n’est pas par plaisir de vous

pomper mais dans l’espoir

d’atteindre la moelle. S’ils n’étaient que des cellules

on les appellerait phagocytaires ou macrophages.

Malheureusement ce sont des organismes complexes : plusieurs cellules,

plusieurs noyaux.

L’un comme l’autre passent leur vie

à vous solliciter. Vous tombez tout le temps sur eux.

Vous allez aux chiottes : Sammy Sapin.

Vous traversez la rue : Grégoire Damon.

Et j’habite à Nîmes. Qu’est-ce que serait

si j’étais coincé dans leur enclave

poussiéreuse et consanguine : Lyon.

Même à Nîmes : l’un et l’autre toujours pas loin, bouche ouverte,

regard glaireux, à vous demander « Emile est-ce que tu ne pourrais pas

nous écrire quelque chose (geste du pouce

pour réquisitionner en même temps du feu) ce qu’il faudrait

ce qui serait super c’est un texte sur les poètes et l’argent, le pognon,

la maille, le flouse, l’oseille, la galette, le blé,

la braise, le pèze, le grisbi, enfin on te laisse le choix Emile,

mais grosso modo il faudrait que ça cause thune et poésie »,

à peine vous en esquivez un que le deuxième vous alpague,

à se demander si ça valait le coup de vivre peinardement à Nîmes,

à peine Sapin fui que Damon revient à la charge,

à peine Damon reconduit à la frontière du Gard que Sapin se pointe,

la gueule enfarinée, les yeux chassieux, aussi jeune que chauve,

et vous avez beau lui casser la gueule, le mettre en bière, l’enterrer

six pieds sous terre, vous avez beau

vous assurer que Sapin repose 

entre quatre planches de même bois,

ça ne change rien,

déjà Damon reparaît, il devait pourtant passer le week-end

en Picardie, vous vous étiez dit

ces mecs-là, les picards, ce sont des durs, ils en viendront

bien à bout, que dalle, il est là comme au premier jour,

avec son gros clope infumable au bec et sa barbe du premier jour,

il tire sur son clope, la machine rougeoie, s’amenuise, disparaît,

finalement c’était fumable puisque ça s’est fumé, et pendant ce temps

Sapin ressuscite, on l’entend, il gratte son cercueil, ses ongles crissent,

alors bon,

vous voyez bien que c’est sans fin, vous dites  « je vais vous le faire

votre texte sur le pognon,

d’où ça vous vient cette idée les gonzes ? »,

là Sapin à peine revenu d’outre-tombe chope un air tout emmerdé,

« c’est qu’on a lu un texte là-dessus sur un site de poésie dit-il,

un texte de Nathalie Quintane, c’était achement bien (Sapin cause

comme ça), on voudrait que tu fasses pareil » et vous avez beau

leur dire « c’est quoi l’intérêt que je fasse pareil ? » et « bravo l’originalité les mecs,

vous en êtes pas à cinq numéros de votre revue que vous voulez déjà

faire pareil que les autres »,

ça ne sert à rien, ils n’en démordent pas,

« toi tu vas nous faire quelque chose de bien Puyg,

ce sera original puisque c’est toi,

ce sera du Puyg, en plus le pognon c’est important, c’est le nerf »,

là vous protestez, « moi ce que je voulais

c’était parler d’amour », mais ils s’en fichent,

« on s’en fiche de l’amour Puyg » ils ricanent,

alors défait vous dites

« d’accord pour l’argent mais est-ce qu’il faut continuer les conneries ?

d’écrire en vers et tout ça ? »

et Sapin comme Damon poussent de grands cris d’alarme,

comme des sirènes d’ambulance, « bien sûr,

bien sûr  qu’il faut écrire en vers Puyg

tu sais bien qu’on veut que tout soit écrit en vers

SINON LES GENS VONT FINIR PAR SE RENDRE COMPTE »,

vous leur demandez « mais de quoi les gens vont-ils finir

par se rendre compte ? »

et là Sapin et Damon échangent des regards inquiets,

ils mettent le doigt devant la bouche, « motus, ils disent, motus

SINON LES GENS VONT VRAIMENT FINIR

PAR SE RENDRE COMPTE »

et voilà, on n’en saura pas plus là-dessus, sinon qu’il faut pondre

un texte de xxx signes ou de xxx mots

pour jeudi en huit, le tout payé des clopinettes bien sûr,

hein, ce n’est pas parce qu’ils vous demandent d’écrire sur le pognon

qu’il faut s’imaginer que Damon et Sapin vont vous en filer,

enfin bref, je leur ai fait leur texte, avec un titre cryptomarxiste

qui satisfera leurs pulsions cryptomarxistes

de façon qu’ils me lâchent la grappe :

 

FAUT-IL VOULOIR GAGNER SA VIE

AVEC DES ACTIVITES NON RENTABLES ?

 

Voilà le titre. Le titre de mon texte.

Et maintenant, le texte :

 

Pour commencer (encore !) je dois vous avouer, moi, Emile Puyg,

fils de Marie-Espérance Puyg

(peut-être vous ai-je déjà

suffisamment dit que j’étais le fils de ma mère maintenant,

peut-être que je n’y

reviendrai pas),

jardinier et travailleur social de mon état :

 

que je m’en fiche un peu de la poésie, 

 

pas complètement, mais ce serait beaucoup dire

que je pense à la poésie tous les jours,

comme ça peut être le cas de Sapin et Damon,

ce serait beaucoup dire et même ce serait faux.

 

Sans Sapin et Damon ça ne me dérangerait pas que tous les poètes

que je lis soient morts. Damon et Sapin sont toujours à me mettre

des poètes vivants entre les doigts, mais sinon, quoi, je lirai

des vieux français, des vieux italiens, des vieux américains

morts. Cela étant posé, bloum, sur la table, je peux quand même

examiner le problème de la poésie

et de l’argent

qui pour moi tient dans une phrase :

les poètes vivants ont besoin de manger.

C’est un souci et une faiblesse qu’ils ont par rapport

aux poètes morts. Les poètes vivants ont besoin de manger

et alors donc pour manger il leur faut de l’argent.

Ils peuvent gagner de l’argent par d’autres moyens que la poésie.

C’est d’ailleurs ce qu’ils font pour la plupart et même quasi pour tous.

Ils sont enseignants ou libraires ou figurants dans le cinéma.

Mais ils peuvent aussi gagner de l’argent avec la poésie,

et s’ils gagnent un peu d’argent avec la poésie, ils en viennent vite,

vénaux qu’ils sont, à se demander pourquoi

ils ne gagneraient pas tout leur argent par la poésie.

Les choses épineuses commencent là.

En ce qui me concerne (mais en vérité, justement, ça ne me

concerne pas), je ne suis pas sûr que la poésie

mérite de l’argent, je pense même « il ne faut surtout pas

donner de l’argent aux poètes,

l’argent corrompt, il faut le laisser aux gens corrompus, aux gens

déjà très riches, il faut laisser tout l’argent aux riches jusqu’à

ce que l’argent n’ait plus aucune valeur », et évidemment c’est bien facile

de penser ça, mais enfin ça permet au moins de se demander

qu’est-ce que c’est la valeur, qu’est-ce que c’est que cette valeur

qui est dans l’argent, voilà l’épine, des hommes à plus grosses barbes,

et plus blanches que la mienne, y ont laissé des plumes dans cette épine,

or je crois

qu’on peut dire sur ce sujet, en premier lieu, que tout l’argent

n’a pas la même valeur,

l’argent n’a pas la même valeur selon

le genre d’argent que c’est et de quelles mains il vient. Ce n’est pas

grand-chose, mais c’est déjà important de dire ça (à mon avis).

Par exemple, si j’invite dans mon jardin d’insertion un poète

pour qu’il dise ses textes au milieu des patates et des plants

de rhubarbe géante, et que je lui donne cent balles, bon

ces cent balles, ces cent balles auront plus de valeur que,

mettons, au pif, si le groupe LVMH vous contacte, par le biais de

sa fondation, la fondation Louis Vuitton, et vous dit « on vous offre

des milliers de balles pour faire une webradio consacrée à la poésie

avec des tas de gens poétiques ». Les poètes vivants font bien

ce qu’ils veulent, en particulier Anne-James Chatton fait bien ce qu’il veut,

Anne-James Chatton

est un homme libre

dans un pays libre,

mais les balles qui viennent de LVMH,

les balles de Louis Vuitton Moët Hennessy, tout de même,

sont des balles particuliers, on m’enlèvera pas ça

de la tête.

 

Et moi je dis ça, je m’en fiche de la poésie.

Je ne lis que des morts et depuis que ma femme est partie j’attends la mort et

ne vis que pour mes filles qui sont la seule joie qui me reste.

Pourtant, tout de même : quand on parle des balles LVMH et de mes balles,

des balles du jardin d’insertion, ce ne sont pas les mêmes balles.

Nos balles sont des balles plein de terre.

Les balles de Louis Vuitton sont des balles plein de cuir de luxe et

de petites bulles de champagne blanches.

Alors il faut survivre, il faut s’alimenter, mais le cuir, mais les bulles,

au bout d’un moment l’estomac s’ulcère. Tandis que les patates.

Pas de problèmes de ce genre avec les patates.

Donc tout l’argent n’a pas la même valeur, tous les genres d’argent

n’ont pas la même valeur. Déjà.

Ensuite l’autre chose pour moi : faut-il désirer

gagner de l’argent contre sa poésie,

vraiment, sous le prétexte que la poésie c’est un travail ?

C’est un travail, la poésie, un vrai travail, qui demande du temps

de travail, mais ce travail faut-il en faire toute une vie de travail ?

Faut-il ne faire que ça, est-ce indispensable ?

Je suis sûr que mes amis poètes ici vont lever les bras au ciel, et dire

QUE JE NE ME RENDS PAS COMPTE 

(on y revient),

que pour être un bon poète il faudrait pouvoir travailler

tout le temps, avoir ses aliments en perfusion tout droit

dans les veines, travailler matin,

travailler soir, ne rien faire d’autre de sa vie, ni de la vie

d’après, ni de toutes les autres vies qu’on aurait éventuellement

l’opportunité de vivre,

et là,

et encore,

et avec de la chance,

on pourrait peut-être devenir un bon poète.

 

Je ne sais pas.

En ce qui me concerne sans me concerner, je trouve

que c’est tout à fait sain d’avoir un travail à côté.

De ne pas vivre que de ça. Si on imagine un monde miraculeusement

sans l’argent, et sans tout ce qu’il y a dans l’argent (les impôts,

le marché) je ne vois pas pourquoi certaines personnes,

les poètes,

parce qu’elles ont un don que les autres n’ont pas,

ne devraient avoir qu’un seul boulot, ne devraient

participer que d’une façon – le stylo – à la vie commune,

n’auraient jamais à semer (les pauvres !) ne fouilleraient

jamais la terre de leurs mains (les pauvres !) pour en sortir

des générations de pommes de terre à la face jaune et candide,

ne connaîtraient donc jamais (les pauvres !) la joie de l’enfantement

souterrain, ne creuseraient (les pauvres !) jamais un tunnel

ou une tombe, ne goudronneraient jamais une route,

n’égorgeraient jamais un poulet (les pauvres !).

Si le poète c’est l’homme (me rappelle plus qui disait ça) ou aussi bien

si le poète c’est la femme, et les deux inversement, je ne vois pas pourquoi

les poètes seraient l’homme ou la femme d’un seul travail

qui serait le travail de la poésie. Mais sans doute suis-je obtus.

En attendant, pour le monde réel avec de l’argent,

c’est vrai peut-être, Nathalie Quintane doit avoir raison

quand elle dit que les poètes doivent s’organiser. En fin de compte

tout le monde doit s’organiser, je crois le moins corporativement

possible – contre l’exploitation. Les poètes aussi bien que les autres.

Dans ce cas des poètes, l’organisation, cela commence

par abandonner l’espoir

de devenir soi-même riche/célèbre, par abandonner

le pari sur soi, le pari sur sa pauvre petite tête

(c’est approximativement ce que dit Quintane), par abandonner

(c’est moi qui le dis) :

en premier lieu le réseau puant de l’institution culturelle d’Etat,

et le réseau non moins fétide des fondations privées,

puis s’organiser pour subsister ensemble,

faire sa propre scène, dans ses propres lieux ou du moins

dans des lieux dont on ne dépend pas – il y a des disciplines,

comme la musique, où des scènes parallèles aux scènes subventionnées

fonctionnent plus ou moins,

ça existe, ça vaut ce que ça vaut, très exactement,

et jamais moins. 

 

 

 

Nota bene :

 

J’écris tout ça, c’est bien parce que Damon et Sapin me l’ont demandé,

et d’ailleurs je n’en pense pas plus.