Sammy Sapin – La vieille pucellerie mâle

 

 

 

Michaux se laisse pas faire.

Dès la page trente-huit il dit : Vous rencontrez

dans la journée

des milliers d’amazone.

 

A partir de là n’importe qui à sa place,

la plupart de ses contemporains ou des nôtres,

la plupart des hommes que nous rencontrons

dans la rue de nos jours, ces hommes

à l’air bon bougre mais falot, la plupart de ces hommes

se diraient ravis enchantés, trouveraient

le spectacle admirable, pensez,

des milliers d’amazone, au même endroit,

ça en jette, c’est clinquant,

les gars se laisseraient faire mais pas Michaux,

Michaux est un jeune dur

des années mille neuf cent vingt-huit et dès la ligne suivante

de la page trente-huit il ajoute La foule

La foule a beau ne pas paraître étonnée

ça fait « chiqué » ça fait

« revue de music-hall »,

 

il ne peut pas y avoir autant d’amazones trouve Michaux

dans la ville de Quito Equateur sans qu’il y ait grugerie,

arnaque et anguille sous roche,

et puis aussi Cette ville

(c’est la page trente-neuf)

Cette ville  manque de femmes mûres, de bonnes femmes,

de matrones,

et donc Michaux n’est pas satisfait, ne se laisse pas satisfaire

facilement comme l’homme du commun de la rue,

Michaux a un œil de poète même s’il prétend écrire un journal

de voyage, il a un œil de poète ce qui veut dire que son œil

a l’esprit complètement tordu,

son œil est perversement de biais car il voit

ce qu’il manque au lieu de voir ce qu’il y a,

et il n’y a pas assez de vieilles dans la ville de Quito,

il faut plus de vieilles femmes, il ne faut pas

se satisfaire de ce qu’on a, il faut

aller plus loin, regretter les vieilles, leurs visages noués,

c’est l’œil

et c’est Michaux qui le disent et c’est 

fortichement balancé cela témoigne

d’un certain aplomb dans la culotte mais après tout

c’est ce même Michaux qui dit

à la page quarante-six Non je ne peux accepter

on me dit sagesse c’est accepter, Eh bien non, je ne veux pas

être puceau,

 

voilà ce que nous raconte Michaux à la page quarante-six,

ce qui montre bien 

qu’il a un problème avec la pucellerie,

nous avons tous un problème avec la pucellerie

seulement lui le regarde ce problème

en face avec son œil tordu et ce plomb dans la culotte

dont je parlais, il se sait puceau, n’est pas si sûr que ça

de sortir un jour de la pucellerie,

il y a même chez lui un certain amour coupable

de sa pucellerie et une certaine fierté malhonnête

de sa chasteté, il dit ailleurs (c’est la page quatre-vingt-quatre)

Les jeunes filles vous dépistent même

à un kilomètre de distance et je les hais toutes

et je marche froid et droit comme une machine

et empoisonné comme tout,

 

une déclaration vous le reconnaissez déjà sans même que je vous le

fasse remarquer typique du puceau masculin en littérature, on croirait lire du Fante, on croirait lire un passage de Demande à la poussière de John Fante mais si l’on regarde la couverture ce n’est pas Demande à la poussière de John Fante c’est Ecuador de Michaux alors

on se demande quel est le point commun

entre John Fante et Henri Michaux, quel est le point commun entre tous les grands auteurs de grands romans et grands poèmes masculins d’initiation, Fante et Michaux d’accord mais aussi Martin Eden et Bukowski et Henry Miller ce puceau aux innombrables conquêtes, ce puceau qui ne cessa jamais d’être puceau malgré tout le sexe écrit avec les femmes,

et Knut Hamsun ce fringant norvégien puceau,

et Pavese ce viril paysan italien puceau,

quel est ce point commun sinon

le Je les hais toutes,

la haine formidable et flamboyante des femmes

et de la glu d’entre leurs cuisses

qui est une haine sans distinction de toutes les femmes

car toutes les femmes  sont inconnues car aucune

ne paraît à portée ni de la bouche ni de la verge

ni du stylo (le stylo pour l’écrivain puceau n’étant rien d’autre

pas besoin de lire Freud

qu’un croisement monstrueux entre la verge et la bouche,

un hybride pareil à ces enfants monstres

qui ont de minuscules pattes de raton laveur à la place des dents),

et cette haine des femmes devient chaque jour

plus noire et plus épaisse dans les veines du puceau écrivain mâle

car les femmes ne veulent pas de nous et jamais

ne voudront de nous jamais ne s’ouvriront

ni se laisseront  ensouiller au cœur de notre cœur collant,

 

 

voilà la pucellerie masculine dans l’écriture, ce vieux courroux,

et ce qui la sauve peut-être ou l’explique

mais ne la pardonne pas je suppose, si tant est qu’elle ait à se faire pardonner,

si tant est que quoi ce soit d’écrit ait à se faire pardonner, 

c’est que cette haine des femmes qui sont le monde tout entier, l’extérieur, la rue, tout ce qu’il y a dehors, cette haine des femmes

est aussi 

une inquiétude rampante, amère, louche,

–le sentiment qu’écrire est l’activité la plus désertique qui soit,

la plus lâche et la plus ridicule,

qu’écrire est l’équivalent de ne pas oser dire

à cette pauvre serveuse mexicaine

qu’on la désire et qu’elle nous éblouit, de l’insulter au contraire,

de lui dire qu’elle n’est qu’une pauvre chose immigrée insignifiante,

qu’elle sent l’immigrée, qu’elle n’est rien,

qu’elle ne sera jamais rien dans l’histoire,

cette inquiétude est inquiétude

des débuts que rien ne signale et qui peuvent aussi bien

être oubliés complètement plus tard comme tant de débuts

d’écrivains et d’hommes qui n’ont jamais existé,

cette inquiétude est une peur de la naissance, tout à fait,

comme Freud l’a sûrement dit l’homme écrivain a peur

pour son stylo il a peur que son stylo ne soit pas aussi

fonctionnel que le stylo des femmes pour donner la vie

car il se rend bien compte que le stylo des femmes est fait pour ça

que le stylo des femmes est un stylo proprement génital

tandis que le sien est autant fait pour la reproduction

qu’une patte de raton-laveur pour la mastication,

 

 

et tout cela si l’on suit jusqu’au bout

ce raisonnement avec la rigueur d’un raisonnement de Freud

nous conduit à voir

que la haine du ventre des femmes chez l’écrivain mâle puceau

n’est pas haine du ventre des femmes (allons bon tout de même pas)

mais terreur des fœtus 

–d’ailleurs la plupart des fœtus sont terriblement hideux

chauves et édentés et sans yeux qu’ils sont–

et terreur de ce qui se passe après les fœtus,

terreur du développement et de la croissance obligés

et des étapes, et du cheminement et du progrès et du travail tout seul

qui seraient soi-disant nécessaires aux écrivains s’ils veulent grandir,

qui seraient comme la soupe que leur maman les forçait à finir

en silence sans faire de gros schlap dégoûtants, 

qui seraient ce qu’il leur reste à faire au lieu de simplement

haïr les muqueuses et haïr

la douceur des muqueuses vaginales des femmes pareilles dans la douceur au velours sur le dos des chenilles,

au lieu de simplement haïr les fluides et haïr

l’eau entre les jambes des femmes sous le prétexte

que l’eau entre les jambes des femmes est toujours

en train de préparer quelque chose,

qu’elle mijote, est vivante et chaude et non

tranquille et froide comme une machine à écrire

dans une chambre solitaire à Los Angeles ou Quito

comme une machine devant laquelle l’écrivain mâle

attend l’inspiration qui ressemble on le sait à une femme

musclée, aux cuisses puissantes

avec de la barbe,

une longue barbe broussailleuse et comme deux gouttes d’eau

semblable à la barbe de Tolstoï,

besognant péniblement, tout à fait, l’inspiration,

comme un écrivain puceau mâle à son bureau minable pousse,

on dirait un forçat, pour faire avancer dans ses entrailles

un enfant contrefait, débile, qu’on sera forcé de nommer

un jour sans rire un livre,

dont on sera forcé de dire un jour Quel bon livre

alors qu’il est immensément médiocre

comme on est forcé de dire Quel beau bébé

devant le nourrisson laid au front affreux

pour ne pas vexer mortellement les jeunes parents,

 

voilà à quoi peut-être se résume

la pucellerie littéraire masculine de tous ces types qui furent,

qui sont dans la littérature mes héros, voilà le vieux tendon mâle,

ce vieux tendon mâle qui couple la veine cave et parasite

le sang mâle poussé du foie

vers le cœur mâle, or je ne sais si Michaux,

dans la vie dans l’écriture

a surmonté l’influence du vieux tendon mâle,

je ne sais s’il a surmonté

sa peur de rester puceau et sa

fierté de l’être mais il doit y avoir

quelque chose d’autre,

quelque chose d’après,

quelque chose pour plus tard.