Étienne Mora – Prendre l’eau

J’ai cherché pendant des années, 

j’ai erré de bibliothèques en solderies, 

j’ai fait les vide-greniers, les ventes aux enchères,

Emmaüs, Amazon, Priceminister,

et même quelquefois j’ai poussé la porte d’une librairie. 

J’ai eu soif, 

j’ai eu faim, 

j’ai bouffé du sable par kilos dans les tempêtes, 

j’ai imploré en vain un buisson ardent pour avoir quelqu’un à qui parler, 

j’ai espéré, 

j’ai désespéré, 

j’ai réespéré, 

et ENFIN, 

enfin, 

au moment où j’allais me faire une raison, 

à l’instant critique où j’allais accepter l’évidence, 

me dire que c’est comme ça, 

qu’on ne peut pas demander au monde ce qu’il ne peut offrir, 

j’ai trouvé 

LA DÉFINITION DE LA BEAUFERIE EN POÉSIE. 

 

À vrai dire, 

j’étais loin d’espérer un catalogue aussi complet 

de ce qu’il ne faut pas faire 

avec la langue française. 

 

Et à vrai dire aussi, 

c’était trop pour un seul homme. 

 

Ils se sont donc mis à deux. 

Deux, 

et pas les moindres. 

Deux 

qui comptent. 

André Velter et Zéno Bianu. 

C’est paru chez Gallimard en 2013, 

ISBN 978-2-07-013961-3. 

Quatorze balles cinquante, camarades. 

 

Allez-y voir, si vous ne me croyez pas : 

ça s’intitule Prendre feu

Prendre. Feu.

L’infinitif déjà esquisse toute l’entreprise.

 

C’est si riche de possibles, un infinitif.

Et si simple, à la fois —   

quelque chose de pas intimidant 

presque un intitulé de manuel : 

« Cuisiner sans gluten », 

« Fabriquer soi-même ses bijoux », 

« Organiser un gang-bang dans un milieu de myopathes », 

« Élever son ver à compost », 

etc. 

 

Prendre feu, donc, 

nous invite

Nous invite à un voyage en deux parties. 

« Ce qui se veut » d’abord, 

puis « Le duende d’Orphée », 

c’est à dire un manifeste d’une cinquantaine de pages 

suivi d’un ensemble de sept poèmes en vers 

mettant en pratique les principes dudit manifeste. 

 

 

Commençons donc par Ce qui se veut

Quelque chose se veut. 

Quoi ? On ne sait pas. 

Mais on sait au moins à quelle heure ça se veut. 

C’est dit dès les premières lignes, en (peines?) capitales : 

 

« CINQ HEURES DU SOIR. C’est le temps décisif, un peu lourd et fragile, d’un autre zénith, d’un autre aplomb de la lumière, quand le soleil qui passe au rouge ne lâche pas encore les chiens ni les loups. Instant fatal qui, par la grâce d’un seul poème de Federico Garcia Lorca, n’a pas encore sombré dans l’oubli (…) ». (p.11) 

 

Oyez, oyez, bonnes gens ! 

Vous vous trompez sur cinq heures du soir : 

ce n’est pas l’heure où vous commencez à fatiguer 

à implorer la pointeuse d’un œil hagard 

à avoir envie de buter le premier venu 

rien que parce qu’il vous reste deux heures à bosser. 

C’est l’heure où Lorca se manifeste. 

Car Lorca se manifeste. 

Et il n’est pas le seul : 

Il y a aussi 

Van Gogh 

Rimbaud 

Lautréamont 

Artaud 

Vaché 

Nietzsche 

Héraclite 

Gilbert-Lecomte 

Chet Baker 

André Breton 

Michel Leiris 

Joseph Conrad 

René Daumal 

Lichtenberg 

Celan 

Jarry 

Pasolini 

Pessoa 

etc. 

En d’autres termes, 

pour ceux qui n’ont pas le temps de passer leur nuit 

sur Wikipédia :

des héroïnomanes, 

des alcooliques lisboètes, 

des philosophes devenus dingues, 

des dingues tout court, 

des pédés assassinés, 

des rescapés de la Shoah, 

des Grecs morts. 

 

Certes, 

cela peut ressembler à un étalage de références gratuit, 

mais les auteurs nous mettent en garde 

contre les conclusions hâtives : 

« Pas de folie à l’esbroufe non plus. » (p.13) 

C’est noté. 

Alors, quand 

« Le mystère est là qui poudroie entre faste et terreur » (p.14), 

considérons que c’est 

une manière pudique de dire 

« passe-moi le sel, maman. » 

Car à la table des poètes

il y a bien mieux à demander que du sel :

« Là, visiblement là : l’imprévisible. Là, désespérément là : l’inespéré. » (p.55) 

 

« Ainsi s’obstinent les poètes. 

 

Au meilleur de leur don, ils continuent de tisser des constellations d’icônes pour d’indéchiffrables saisons à venir. » (p.60) 

 

Et là, visiblement là

si vous avez fait Rimbaud en classe de première, 

vous avez compris : 

vous lisez une lettre du voyant 

géante. 

Si vous n’avez pas fait Rimbaud 

ou si vous dormiez, 

sachez seulement 

que Jean Arthur Nicolas Rimbaud 

fut un surdoué hyperactif du XIXè siècle, 

qui, profitant d’une crise d’ado carabinée, 

monta à Paris pour faire poète, sodomite et alcoolique, 

programme qu’il détailla dans une lettre à son prof de français,

Georges Izambard,

appelée depuis « lettre du voyant ». 

Puis, comme toutes les crises d’ado ont une fin, 

il se recycla dans l’import-export, 

en Afrique, parce qu’en ce temps-là, 

on avait des colonies. 

Puis, il mourut, 

assez jeune et dans un assez mauvais état pour 

que Velter et Bianu nous invitent 

à être à notre tour rimbaldiens

 

À vrai dire, 

Velter et Bianu ont un avantage sur Rimbaud : 

contrairement à Rimbaud, 

ils ont lu Rimbaud, 

et ils ont lu tous les enfants plus ou moins légitimes 

de Rimbaud. 

Ça leur permet d’avoir fait l’expérience des limites, 

mais d’y avoir survécu pour en parler. 

 

Moi, j’aimais bien Rimbaud 

quand ce n’était pas obligatoire. 

Je l’admets volontiers : Le Bateau ivre 

le début d’Une Saison en enfer 

Les Corbeaux, Les Assis, Le Poète de sept ans 

avec leur gracieuse connerie adolescente 

font partie des textes 

qui font que la vie 

m’est parfois un peu moins merdique. 

Pas Le Dormeur du val

Pour Quoi ? L’éternité

on verra quand je serai vieux 

et qu’on m’attribuera le prix Kowalski 

pour payer mes obsèques. 

 

Par contre, « rimbaldien » 

est un mot inventé par l’Éducation Nationale 

pour pardonner les poussées d’hormones. 

N’est pas Rimbaud qui veut mais, 

les hormones sont les hormones, 

tous les ados de quinze à dix-sept ans sont 

un peu géniaux 

un peu fébriles 

et un peu cons. 

Rimbaldien est ce mot bienveillant qui dit Nous comprenons votre ardeur dévastatrice les enfants, 

on nous a briefés à l’IUFM, 

et d’ailleurs, 

tout le monde en convient, 

la poésie c’est chouette à dix-sept ans. 

Mais ensuite. 

Ensuite, 

ce serait bien de trouver un vrai boulot, 

commercial par exemple. 

On n’est pas là pour encourager les filières sans débouché, 

c’est quand même pas en enfilant les perles les mouches ou les chercheuses de poux 

que vous allez faire carrière. 

À moins, bien sûr, 

que vous ne soyez assez doué pour le relationnel 

pour terminer directeur de centre culturel, 

mais les places sont chères… 

 

Mais bien que Rimbaud soit devenu 

un logo libre de droits très apprécié à l’Éducation Nationale et au ministère de la Culture, 

il ne faudrait pas se laisser aller à conclure 

qu’on est face à un exemple de poésie institutionnalisée : 

 

« Le réel n’a pas à être intercepté au travers du spectre des lois, de la morale ou de l’ordre social. » (p.15) 

 

Le poète étant, c’est sous-entendu, 

un être en marge, 

hors du corps social. 

C’est qu’il n’est pas joli, 

le corps social : 

 

« Le camp d’en face, on le voit les yeux ouverts, on l’efface les yeux fermés, et quand on le voit à nouveau notre regard l’a débusqué, déminé, déglingué, rendu à son ridicule. Le combat n’a pas à changer d’âme, puisque le corps, là-bas, social et réglementé, apparaît si misérable, accablé de droits, de protections, de parures. C’est que le camp d’en face est voué à l’écrasante majorité qui, précisément, l’écrase. Usant de sa pesante suprématie, il voudrait nous étouffer dans son œuf, son cocon, son nid de consommation et d’ennui. » 

 

Bref, le poète, 

c’est la minorité. 

Mais il y a des poètes plus minoritaires que d’autres. 

Par exemple, 

Velter et Bianu appartiennent à la minorité des gens qui écrivent de la poésie. 

Bien. Moi aussi. 

Mais Bianu et Velter, en plus, 

appartiennent à la minorité de ceux 

qui publient leur poésie. 

Bien bien. Moi aussi. 

Mais ça ne s’arrête pas là : 

en sus ― et c’est déjà aller loin dans les marges de l’époque ― 

Zeltu et Bianer 

font partie de ces archi-raretés 

qui publient leur poésie dans des grosses maisons d’édition 

(Castor Astral, Gallimard, Fata Morgana, etc). 

Velter étant même à lui tout seul le summum de l’archi-minorité, 

abîme de solitude et infini de souffrance, 

des directeurs de la collection Poésie-Gallimard. 

 

C’est là que moi et mes amis poètes 

ne pouvons plus nous aligner. 

nous qui sommes : 

infirmiers, 

contractuels catégorie C à la Ville, 

veilleurs de nuit, 

libraires chez Leclerc, 

croque-morts, 

intérimaires dans un peu tout, 

nous ne comprenons pas le sens de la marginalité. 

Nous sommes incapable de nous représenter 

combien il peut être douloureux 

d’être isolé à ce point. 

 

*

 

Mais taisons-nous un moment : 

voici que commence 

« le duende d’Orphée » (pp.63-104). 

Rien que ça. 

(Le duende, pour les éboueurs et les supporters de l’OL qui nous lisent, 

c’est un peu l’équivalent du blues chez les Négros américains 

du spleen chez les Rosbifs opiomanes, 

de la saudade chez les Tos bourrés à la ginja 

ou du vague à l’âme façon baguette-béret. 

C’est quand ça va pas, 

mais que le docteur n’est pas encore très chaud 

pour vous bourrer d’anxiolytiques. 

C’est le ça va pas dans lequel on se sent presque à l’aise, 

le ça va pas qui fait écrire de la poésie, 

si vous avez bien lu votre Lagarde et Michard.) 

 

Pourquoi duende, me direz-vous, et pas blues, spleen ou vague à l’âme ? 

Parce que Bianu et Velter ont l’Espagne qui leur chante dans les veines 

et du chorizo dans les poumons. 

C’est plus fort qu’eux : 

quand Bianu et Velter chantent, 

une escadrille de Gitans mystiques descend du ciel 

retrouvant les traditions de leurs ancêtres. 

Des guitares résonnent. 

D’ardents danseurs de flamenco tapent dans leurs mains. 

 

Quand Bianu et Velter ouvrent la bouche, 

les parquets des bureaux de Gallimard se transmuent en arènes ― à cinq heures du soir, donc ― 

le sang se mêle au sable, 

les taureaux meurent, 

et c’est beau. 

C’est terrible et beau. 

 

Quand Velter et Bianu éternuent, 

tout le quartier entourant les locaux de la maison Gallimard est balayé. 

Rue Gaston-Gallimard, rue de l’Université, rue du Bac, 

plus rien. 

Plus rien qu’un grand souffle rougeoyant. 

C’est ainsi que ce que dégage l’espace, 

« loin des réflexe moutonniers, loin des rêveries douillettes » (p.16) 

et surtout sans cliché de langue aucun, 

puisque 

« la rhétorique n’a plus à offrir que des fleurs fanées » (p.20). 

Voilà donc Paris libérée du 7ème arrondissement. 

La voilà, la table rase tant attendue. 

 « Azur définitif »(p.91),

annoncent les panneaux de signalisation. 

Que voit le touriste japonais à la place ? 

 

« à fleur de ciel 

à fleur de nerfs 

 

le cœur s’étend 

à l’infini » 

 

Fleur. Ciel. Cœur. Infini. Il manque quelque chose ? 

Ah oui : rêve. 

 

« Les rêves ne sont pas faits pour mourir 

Et tout nous parle dans les coursives 

De ce qui nous a jetés à bord 

de l’enfin-là de l’infini. » (p.97) 

 

C’est encore meilleur qu’une 8.6 

au mois d’août dans un square, 

car : 

 

« Sur notre radeau boréal 

Tous les sextants sont ivres. 

Le choix de l’impossible 

Nous a offert un septième sens. » (p.93) 

 

Et je vais m’arrêter là 

de peur de devenir moi-même ineffable et abstrait 

devant tant de beauté 

d’âme, de rêve, et, 

rappelons-le, 

de feu. 

C’est dommage : ça flamboie à chaque page. 

Mais il faut bien m’arrêter : moi, 

je suis un jaloux aigri. 

Comme tous mes potes les poètes 

qui n’ont pas ressenti cet appel de l’azur. 

Moi, j’aimerais bien être pédé et opiomane, 

mais je n’y arrive pas. 

J’aimerais bien me consumer jusqu’à l’extase, 

mais une fois, à Sainte-Foy l’Argentière (69 610 Aveize),

j’ai eu l’occasion de visiter un service de grands brûlés, 

alors j’ai peur. 

J’ai peur pour ma petite gueule. 

J’ai peur que sans mes paupières, mon nez et mes oreilles, 

ma copine n’ait plus envie de coucher avec moi. 

Je suis comme ça, je n’y peux rien. 

Mais surtout, 

l’infini, 

j’y comprends que dalle. 

Peut-être parce que je suis obsédé par mon époque, 

le monde autour de moi et les gens qui le peuplent, 

peut-être 

parce que ce n’est pas la rue Gaston-Gallimard que j’aperçois de mes fenêtre, 

mais la Grande rue de la Guillotière, à Lyon. 

Qu’il y a des HLM, 

une salle de sport, 

une épicerie arabe, 

une pizzeria-kebab,

un square,

un Monoprix. 

Moi, quand je chante, 

ce n’est pas Rimbaud qui apparaît, 

bohémien hirsute aux semelles de vent. 

C’est un Rom qui essaie de me refourguer un ticket de métro. 

Alors que j’ai un abonnement mensuel. 

Moi, quand je me prends à danser dans ma tête, 

je n’entends pas la voix qu’un gitano en transe, 

mais celle de la fille décolorée qui vend des churros. 

Et j’ai beau faire, 

j’arrive pas à préférer l’azur à son odeur de graillon.