Soigner la tumeur – Emile Puyg

Christophe Tarkos, comme souvent les morts jeunes,
vieillit peu.
Christophe Tarkos est mort jeune à cause d’une tumeur
au milieu de la tête,
comme des tas de gens très bien.
On pensait qu’il était fou, mais c’était
la tumeur.
Il pensait, Christophe Tarkos, que les poètes sont intelligents.
Là-dessus il n’a pas tort. Les poètes sont intelligents.

Tous les hommes et les femmes
et les petits chiens blancs qui publient de la poésie populaire internationaliste
dans cette revue REALPOETIK !
sont intelligents.

 

Christophe Tarkos est l’inventeur de la Patmo.
Qui est une invention pour parler de la langue.
Dire Patmo était une nouvelle façon de dire : la langue.
Au lieu de dire : les poètes travaillent sur la langue, avec la langue,
contre la langue, pour la langue, Christophe Tarkos disait
il y a les poètes
et il y a la Patmo,
et les poètes font ce qu’ils peuvent avec la Patmo
(qui les embête bien),
ils essayent de la faire bouger, juste
de la faire remuer
un tout petit peu,
et déjà la faire remuer un petit peu, c’est
pas mal. Ça crée de petites variations. Restons humbles ;
restons modestes. Surtout n’allons pas nous imaginer
que nous vivons sur terre, n’allons pas nous imaginer
que nous vivons des vies, n’allons pas nous imaginer
que nous sommes dans le monde, non, cantonnons-nous
à notre travail artisanal de poètes : faisons remuer la Patmo, espérons
une microvariation ou deux, contentons-nous
de travailler la langue comme on
pétrit le pain.

 

Ici le ton est devenu grinçant. Moi, Emile Puyg, je m’en excuse.
Ma mère, Marie-Espérance Puyg, m’a appris le respect dû aux morts
jeunes d’une tumeur
au milieu de la tête. Je m’excuse pour le grincement du ton : mais je hais
la modestie
littéraire. La littérature est tout de même
un de ces endroits ouatés
où on ne risque rien. Alors pourquoi la modestie ? Je vous le demande ?
Je me le demande, moi. Je le demanderai bien aussi à Christophe Tarkos,
mais il n’est plus là.

 

Derrière lui, après sa mort jeune,

Christophe Tarkos a laissé la Patmo, il a laissé le travail
qu’il a fait avec la Patmo, il a laissé ses textes en Patmo,

et surtout, il a laissé
des cassettes audiophoniques avec sa voix enregistrée

qui parle de la poésie, de ce qu’il pensait de la poésie,

de ce que c’était pour lui que
la poésie.

 

Je vais devoir résumer. J’espère que je résumerai bien, mais ne suis pas sûr
d’être un homme aussi intelligent
que l’était Christophe Tarkos, et même je suis sûr, à quasi tous les pourcents,
de l’être moins. C’est comme ça. On ne peut pas gagner sur tout.
On ne peut pas avoir toutes les qualités. J’en ai d’autres.
J’ai beaucoup de force musculaire, par exemple.
Quand je bêche, la terre s’ouvre
comme du beurre.
Mais je suis moins intelligent que Christophe Tarkos.

 

Heureusement, j’ai un avantage tactique.
Les idées que je vais résumer, il les a formulées en causant, sans savoir
qu’il allait mourir.
Tandis que moi : je ne cause pas, j’écris posément, je ne réponds à personne,
personne ne m’a interrogé, personne même ne m’a demandé de parler
de Christophe Tarkos, je fais ça tout seul, et je sais
que je vais mourir.
A cause de mon métier.
Tous les jardiniers, même municipaux,
savent qu’ils vont mourir.

 

Je résume.
Christophe Tarkos disait sur la poésie :
que le texte n’a aucune utilité.

Les poèmes, en tout cas ceux de Christophe Tarkos, 

(il prenait soin, humblement, de le préciser)

ne servent à rien.
Ils n’arrivent pas à communiquer, ils brassent de l’air, ils mélangent les mots.
Le poète est donc un ventilateur.
Le poète est intelligent, mais c’est un ventilateur.

 

Tout n’est pas insignifiant pour autant. La poésie n’est pas vide.
Christophe Tarkos n’avait pas une si mauvaise idée de la poésie,

ni de lui-même
en tant que ventilateur.

 

Les poèmes ne servent à rien, mais ils sont quelque chose.
Le verbe est corporel, et
le poète dit la vérité. Le poète ne cherche pas la vérité,

comme les philosophes,
mais il la dit dans le poème.
La vérité est dans le texte : c’est la vérité palpable de l’existence du texte.
Un texte est simplement la lecture d’un texte.

 

Je résume encore :
il ne faut pas oublier un autre truc.
C’est vrai qu’il y a la matérialité du texte, qui est une vérité

(une vérité seulement, une
variété de vérité),

mais il ne faut pas oublier un autre truc : c’est le sens.

 

Le texte n’est pas clos sur lui-même, sur la vérité de sa matière.
On aurait pu croire que, on aurait pu s’imaginer que, mais non.
Pas pour Christophe Tarkos.
Il y a aussi le sens.

 

Les mots sont liés à la sensibilité. La masse des mots

forme un objet qui a un sens
matériel, qui produit un effet sur la sensibilité qu’on a du sens.
Le physique du texte (son apparence physique) est son sens.
Nos organes de sens reçoivent ce sens.

 

Christophe Tarkos n’en dit pas plus, mais explique ailleurs ce que lui
Christophe Tarkos, je crois, pensait, – je crois, mais il m’arrive à moi, Emile Puyg,
de me tromper, par exemple au jardin, il m’arrive, bien que j’aie en général
la main verte,
de planter les haricots trop près des patates, et après
c’est le carnage, les haricots bouffent les patates,
les haricots sont des goinfres, ils monopolisent la terre, et je peux être sûr
que mon rang de patates adjacent à mon rang de haricot
ne livrera que des patates rachitiques naines et borgnes,
donc il m’arrive de me tromper – mais voilà ce que je pense
que Christophe Tarkos pensait
à propos du sens :
le sens du poème est : le soin.

 

Je résume.
La pensée est une maladie.
La maladie de la pensée, elle a des soins et elle est incurable.
La maladie que l’on soigne par le langage est sans fin.
Les poèmes soignent une maladie infinie qui est la maladie de la tête,
qui est la maladie de la production infinie de mental,
de chose mentale, par l’être qui pense.

 

La poésie soigne comme la drogue soigne.
La drogue est bonne.
Christophe Tarkos cite ici Michaux, Henri : la poésie remplace la drogue.

 

Il y a un mot que Christophe Tarkos n’utilise pas et qui est le mot : folie.
Mais il dit tout de même : la différence entre le poète et le fou,
c’est que le poète
arrête le poème.

 

Moi, Emile Puyg, je pense qu’on doit dire le mot folie.
Je travaille avec des fous et je sais un peu ce que c’est que la folie.
Mon jardin est un jardin solidaire.
Comme un jardin ouvrier, mais solidaire.
Je fais de la réinsertion.
Donc je connais des gens fous qui ne sont pas des poètes,
qui n’ont pas cette drogue de la poésie pour tenir,
qui n’ont pas assez de drogue pour tenir
contre la folie de pensée, contre
la folie de la production perpétuelle infinie
de matière mentale.
Et par ailleurs et comme tout le monde j’ai mon expérience personnelle
de la folie. Je veux dire que je vis dans ma tête, et je comprends
ce que Tarkos dit
quand il dit
que la maladie est sans fin, et qu’on
ne guérit pas.

 

Pour finir : je n’aime pas les œuvres de Tarkos. Mis à part L’Argent, peut-être,
mais je ne le lirai pas en entier. Je reconnais l’intelligence dans L’Argent, mais
je ne le lirai pas en entier.
Aussi : je n’aime pas ce qui a été beaucoup fait à partir de Tarkos et en son nom :
la grande vogue de l’illisibilité poétique, la fascination pour l’ésotérisme verbal,
l’attention portée trop grande à la matérialité et à la forme des textes,

la volonté de performance,

le rapprochement de la poésie contemporaine
avec l’art contemporain, les installations vidéos poétiques, les lettres géantes,
la masturbation typographique, les textes projetés sur des immeubles, l’autoréférence,
l’oubli des hommes.

 

Mais il y a quelque chose à prendre dans la formule :
le sens du poème est le soin.
Ce n’est pas une formule de Tarkos, c’est une formule de moi, Emile Puyg,
à partir de certains des mots de Tarkos, pourtant je crois qu’elle
montre une certaine voie de sa pensée,

une voie qu’il a ouverte
et qu’il aurait peut-être prise
s’il n’y avait pas eu la mort jeune et la
tumeur dans la tête.